Simenon – Le roman d’une vie (Rodolphe et Christian Maucler)


Rodolphe et Christian Maucler. – Simenon – Le roman d’une vie. – Paris : Philéas, 2022. – 109 pages.

 


Bande dessinée

 

 


Résumé :

 

La Belgique, à l'aube du XXe siècle.

 

Le jeune Simenon, ou Sim, est dès ses 15 ans un brillant journaliste à « La Gazette de Liège ». Déjà, il nourrit deux passions : l'écriture et les femmes.

 

À l’étroit dans son rôle de petit reporteur, il décide de monter à Paris où il côtoie vite artistes et écrivains du Montparnasse nocturne et tombe amoureux de Joséphine Baker. Il rêve d'aventure et de gloire, comme Rouletabille et Tintin.

 

Mais son héros à lui n'aura rien à leur envier : un certain Jules Maigret...

 

 

Commentaires :

 

Le titre de cette bande dessinée de Rodolphe, de son vrai nom Rodolphe Daniel Jacquette, écrivain et surtout un scénariste français de BD et de Christian Maucler, auteur et dessinateur reconnu dans le monde de la BD pour son personnage du Commissaire Raffini, dans le livre Jeunesse, dans le roman illustré et la presse pour la Jeunesse est trompeur. « Le roman d’une vie » ne couvre que les jeunes années dans la vie de Georges Simenon, soit la période de 1915 à 1931, de son adolescence jusqu’à la naissance et le premier anniversaire du commissaire Jules Maigret.

 

Cette bande dessinée aux couleurs pastel de 109 pages se lit en moins d’une heure. Les auteurs se sont concentrés sur cet espace-temps de Liège à la fin de la Belle époque jusqu’au Paris des années folles. Ils ont voulu mettre en évidence le parcours littéraire de Sim, journaliste à la Gazette de Liège et auteur prolifique de nouvelles et de romans érotiques fréquentant les milieux littéraires et un groupe à la recherche du « grand dérèglement des sens » dans l’art et l’ivresse, cumulant les nuits de fêtes et les nombreuses conquêtes féminines, brûlant la chandelle par les deux bouts. Les excès et les impulsions du romancier belge sont bien illustrés dans cette scène où lors d'une promenade avec Fayard, son éditeur, il abandonne ce dernier à deux reprises pour rejoindre tour à tour deux prostituées aperçues au coin  de la rue.

 

La scène de la création du personnage Jules Maigret et de la définition de ses traits de personnalité est fascinante. À Delfzijl, en Hollande, Simenon est à la recherche de son personnage principal. La silhouette d’un homme s’avance sur les rochers et nourrit l’imaginaire de l’auteur :

 

« Bon sang, si mes personnages pouvaient surgir aussi rapidement que les gens réels ! Avec d’emblée une tête et une personnalité bien à eux ! Un peu mieux que ce bonhomme si possible ! Tiens, pour camper mon héros, si je partais de ce type... ou plutôt de son contraire... son exact contraire », se dit-il.

 

Avec comme résultat « costaud, avec un feutre [...], une gabardine [...] une bonne pipe ». « Et puis, un certain port de tête, des attitudes bien spécifiques... il jauge, il ‘’ sent ‘’ ses interlocuteurs. »

 

En interpellant l’inconnu et en lui expliquant qu’il est écrivain et qu’il essaie d’inventer un personnage, Simenon lui demande son nom. Et l’autre de répondre « Marie-Eugène de Cormont-Lessac » :

 

« Hum ! Optons pour du simple, court et facile à mémoriser... Quelque chose comme Lessac, Marac, Maret... Tiens : Maigret comme mon ancien voisin de la place des Vosges... Je crois bien qu’il s’appelait Jules... », continue-t-il à cogiter.

 

S’enquérant du métier de sa source d’inspiration, gardien de la paix, Simenon décide de le faire monter en grade : commissaire. « En tant qu’agent, vous est-il arrivé des choses intéressantes, étranges, originales ? » demande l’auteur en quête de personnage. L’autre lui répond que sa « femme dit toujours [qu’il] manque de sens d’observation, d’intuition aussi... » :

 

« L’intuition ! Il a raison ! Capitale pour mon personnage ! Ce sera par l’écoute et l’intuition que mon commissaire fera avancer ses enquêtes... »

 

Jules Maigret, protagoniste et héros de 75 romans policiers et 28 nouvelles publiés entre 1931 et 1972, était né et son créateur jurait de ne plus jamais le lâcher tout au long de sa vie. D’où très certainement la justification du titre de la BD de Rodolphe et Maucler.

 

Il m’a semblé détecter une erreur chronologique de la part des auteurs. En page 52, il est fait mention d’une fête du Nouvel An 1922 chez Régine Renchon que Simenon rencontre pour la première fois et qu’il décide de renommer Tigy. Neuf pages plus loin, on le voit débarquer à Paris le 18 août 1919 (!!!) seul avec sa valise, sous la pluie pour s’y installer et préparer la venue de Tigy qu'il prévoit d'épouser au printemps. Ses biographes datent plutôt cet événement du 11 décembre 1922, alors que son service militaire vient de prendre fin et qu’il vient d’annoncer sa démission de la Gazette de Liège.  

 

Ceci dit, « Simenon – Le roman d’une vie » m’a un peu déçu. Je m’attendais à une biographie plus complète, impossible d’ailleurs à livrer sur une centaine de pages. Une suite serait appréciée. J’ai toutefois apprécié le graphisme et l’enchaînement dynamique du récit qui m’ont fait découvrir la personnalité de cet écrivain dont, je dois honteusement l’avouer, je n’ai lu qu’un seul Maigret !  

 

Vous pouvez commander et récupérer votre exemplaire auprès de votre librairie indépendante via le site les libraires.ca.

 

 

Originalité/Choix du sujet : *****

Qualité littéraire : *****

Psychologie des personnages :  ****

Intérêt/Émotion ressentie : ****


Appréciation générale : ****


Mensonge en Catalogne (Christian Gau)


Christian Gau. – Mensonge en Catalogne. – Saint-Estève : Les Presses littéraires, 2022. – 367 pages.

 


Polar

 

 


Résumé :

 

Valérie Daguès est capitaine au Service Régional de Police Judiciaire de Perpignan. En remontant un énorme trafic de stupéfiants, elle va découvrir un monde où le jeu entre les apparences et la vérité devient un art. Immergés dans ce poker menteur, la policière et son groupe vont être contraints d'accepter les règles de l'environnement dans lequel ils évoluent. Pour cela, il va leur falloir jouer avec le code de procédure pénale, voire « l'aménager ».

 

Centre de désaccord éthique, certaines méthodes policières peuvent paraître inacceptables aux biens pensants car la fin ne justifie pas toujours les moyens ! Les acteurs de cette fiction vont tenter de rééquilibrer les forces en présence pour avoir une chance de triompher, car certains milieux restent habituellement hors d'atteinte. Cependant, quand toutes les règles ont été bannies, la recherche de la vérité et le triomphe du bien peuvent-ils justifier certains écarts dans la forme ? Chacun d'entre nous doit y réfléchir, selon sa propre conscience ! Quitte à sacrifier les apparences, ce polar vous aidera peut-être à vous faire une idée du goût amer qu'a parfois la vérité.

 

 

Commentaires :

 

Comme l’explique l’auteur en avant-propos, cette « enquête-fiction de Valérie Dagués, capitaine de police au SRPJ (Service régional de police judiciaire) de Perpignan, [nous entraîne] dans une autre dimension. Ce polar a été écrit pour faire [des lectrices et des lecteurs] des spectateurs privilégiés, plongés au milieu de la grande criminalité qui gravite autour du trafic de stupéfiants. »

 

Après avoir été aquaculteur, Christian Gau a décidé de s'attaquer à de plus gros poissons. Il a été sous-officier dans la gendarmerie nationale pendant plus de 18 ans, dont 13 comme Officier de police judiciaire. En 2009, il a mis fin à sa carrière alors qu'il était gradé enquêteur à la Brigade de recherches de Narbonne. Son expérience sur le terrain documente une réalité «  le jeu des apparences et leur potentielle dualité avec la vérité » en nous faisant découvrir des aspects insoupçonnés du travail d’enquête et les modalités de fonctionnement des trafiquants de stupéfiants :

 

« Malgré qu'ils soient diamétralement opposés, le trafic et l'enquête judiciaire ont un point commun. Ils sont faits de manipulations pour que l'autre partie connaisse l'échec. Bien qu'il ne s'agisse pas d'un jeu, seul le meilleur est récompensé. Il n'y a donc pas de médaille d'argent et personne ne sait, à ce jour, si le match nul est possible. »

 

Le tout est décrit dans une langue vernaculaire propre à chaque groupe bien intégrée dans des dialogues naturels des plus convaincants. Dans une intrigue au déroulement linéaire et fluide dans laquelle l’action impliquant divers corps policiers se déroule en Catalogne du Nord, en Espagne, au Maroc, aux îles Caïmans, jusqu’à une finale enlevée et une chute des plus imprévisible, confirmant le titre du roman. Et Gibraltar, « la porte d'entrée des stupéfiants sur l'Europe. Des milliers de tonnes, tous produits confondus, y transitent chaque année... Un nid de frelons peuplés de truands, d'informateurs, de flics honnêtes ou pas... »

 

 

Ce qu’on apprend sur les forces de l’ordre, entre autres :

 

·        Le «  soum »  en langage de flic :

 

« Rien de plus qu'un banal fourgon aménagé, avec vitres teintées. Il est stationné vers un objectif à surveiller et, depuis l'intérieur, discrètement, les fonctionnaires de police prennent des photographies. Il est déposé par un agent qui quitte les lieux, comme on le fait en stationnant son véhicule. Le chauffeur n'entre pas à l'intérieur, contrairement à ce que l'on voit à la télévision. Les attentes y durent parfois plus de dix heures. Il y a donc une vie dans le soum. On s'y ennuie, s'y exalte. On y mange et on y fait ses besoins ! »

 

·        Les relevés décadactylaires, la sacoche avec ordinateur portable et imprimante que traîne l’enquêteur pour recueillir la déposition d’un témoin, sans oublier une cartouche pour éviter de se retrouver en manque d’encre, les relations avec les juges d’instruction dans le cadre de commissions rogatoires.

 

·        La mélasse juridique lorsque divers éléments sont éparpillés dans trois procédures distinctes. « Même si ces dernières [sont] gérées par un même service, la communication directe des pièces de l'une à l'autre [n’est] pas possible, au vu du code de procédure pénale. Pour les rassembler, les policiers [doivent] bétonner le tout, pour avoir une chance d'organiser la porosité des murs procéduraux. Pas gagné ! »

 

·        Mentir pour permettre à ses troupes de se reposer :

 

« – Je vais faire un roulement pour donner un jour de congé à chacun des gars. Tout le monde peut en prendre un. Je vois avec eux et je te fais passer les fiches.

– Tu les fais, mais je ne les rentre pas, je ne décompte pas les jours. Vous bossez trop. Je prends les fiches et je ne les compte que si le gars a un accident. Je dirai, ‘’ oui il est en repos, et avec tout ce bordel j'ai oublié de la donner au secrétariat ‘’. Moi, on me fera pas chier. Explique-leur que le jour c'est au black, mais qu'ils ferment leurs gueules avec les autres groupes. »

 

·        Mentir pour travailler et survivre :

 

« pour certains très grands criminels, les moyens légaux ne suffisent pas ! Ou plus ! Tout se passe sur d'autres terrains, plus mouvants, plus sombres, et où les apparences comptent autant que le résultat... Non ! En fait : ‘’ SEUL le résultat compte ! ‘’. [...] les apparences, on les ajuste par la suite, quelques fois en créant une vérité judiciaire qui n'en est pas tout à fait une. Elle naît, dans l'antre des procédures, vit de façon éphémère au travers du prisme médiatique, et se noie dans la force de la vox populi. »

 

 

Et sur les trafiquants :

 

·        Le fonctionnement d’un go-fast, une technique utilisée par les trafiquants pour importer des produits stupéfiants ou de contrebande :

 

« Chacun à sa place. Une ouvreuse, comme son nom l'indique passe devant pour voir si tout est clair, y compris les aires de repos. Dans un go-fast classique, dès qu'une partie est annoncée ‘’ claire ‘’ entre l'ouvreuse et les porteuses, ces dernières accélèrent à fond pour rattraper le véhicule de tête, et ainsi de suite. Tout est basé sur cette très grande vitesse qui dissuade les forces de l’ordre d'intervenir, à cause des risques que cela ferait courir aux autres automobilistes. [...] Les porteuses sont chargées du produit. Les suiveuses effectuent la protection du convoi ou remplacent l'ouvreuse de temps à autre. Dotées d'amortisseurs renforcés, elles peuvent, au pied levé, remplacer une porteuse tombée en panne. Les gars y sont fortement armés pour prendre à revers les éventuels assaillants. Celle qui ferme la route est parfois appelée ‘’ le lièvre ‘’. Il s'agit d'un véhicule destiné à prendre grossièrement la fuite, en cas de présence policière, afin d'attirer les forces de l'ordre à l'opposé du convoi, si elles venaient à s'y intéresser. Le chauffeur se débarrasse de sa radio cryptée et éteint son téléphone, voire le jette. Après un contrôle qui ne donnera rien, puisque la voiture est en règle, le véhicule repart. Le convoi a eu le temps de prendre le large. Le chauffeur est en fait payé pour attirer la police et être en garde à vue si besoin. Enfin, tous les chauffeurs ont de l’argent et connaissent le téléphone du leader par cœur, au cas où ils se trouvent isolés. Ils ne doivent joindre que des téléphones dédiés à l'opération. Pas question d'appeler la petite copine... C'est une faute très grave ! D'ailleurs leurs téléphones personnels restent à leur domicile. »

 

·        La gestion des certificats d’immatriculation (cartes grises) :

 

«  Je les vole dans des camions de location, les gars les laissent dans les boîtes à gants. Comme ça tu roules avec l'original. Il suffit après de voler un autre véhicule identique et faire une doublette parfaite. Dedans je mets le dossier que j'ai volé, y a le logo de la boîte de location et en cas de contrôle, ça peut passer. »

 

·        Comment s’assurer de la fidélité des membres du groupe :

 

Ne « jamais niquer ou rabaisser les autres... Ça fabrique des ennemis ! J'en connais qui font les mauvaises paroles à leurs hommes, et ils sont surpris quand ils se font retourner ! »

 

·        L’utilisation d’un courriel de sécurité :

 

« J'ai une adresse e-mail secrète. Avant de partir sur les trucs de merde, je fais un mail avec le nom, l'heure, le lieu et le téléphone du gars que je vais rencontrer. Mon frère Majid connaît cette adresse. Il sait que si je disparais, il lui faut l'ouvrir. Pour ça, il doit appeler Lakhdar. Majid a le mail et mon cousin le code. À eux deux, ils peuvent l'ouvrir et savoir qui m'a flingué... Je te laisse imaginer la suite ! »  

 

·        Les valises marocaines :

 

« Ces sacs de jute brun ou grisâtre qui ressemblent à ceux utilisés par La Poste... Mais en forme rectangulaire. Chargés de trente kilos de résine de cannabis chacun, ils permettent un comptage précis et rapide lors du partage des cargaisons. Ils portent souvent des marques codées qui servent à savoir à qui ils sont destinés. À l'intérieur, les plaquettes de cent ou deux cents grammes de cannabis y sont conditionnées dans une sorte de papier sulfurisé, voire des journaux. Le tout est assemblé en cubes scotchés de poids variables, selon les réseaux. »

 

Ce ne sont que quelques exemples. La fiction que nous livre Christian Gau est des plus réalistes. Elle met en scène une brochette de personnages tant dans le clan des policiers que des truands bien campés dans leurs rôles respectifs. Le niveau d’organisation de chacun et les moyens qu’ils déploient démontrent à quel point de telles enquêtes sont complexes en raison des contraintes légales et des relations entre les divers corps policiers  qui  visent à enrayer, sinon ralentir les activités internationales des cartels de la drogue.

 

Mensonge en Catalogne est un polar à la fois divertissant et instructif. Valérie Daguès est de retour dans une suite, L’homme qui semait la mort, aussi publié aux éditions Les presses littéraires. Aspirée dans un tourbillon criminel, la policière découvre avec stupeur que même dans son métier les places du chasseur et de la proie sont interchangeables, annonce l’accroche de la quatrième de couverture.

 

Christian Gau, un auteur passionné par les relations humaines dans le milieu policier très fermé et les arcanes de la délinquance à découvrir.

 

Noté au passage quelques coquilles typographiques.

 

Vous pouvez commander et récupérer votre exemplaire de Mensonge en Catalogne auprès de votre librairie indépendante sur le site les libraires.ca.

 

 

Originalité/Choix du sujet : *****

Qualité littéraire : ****

Intrigue :  ****

Psychologie des personnages :  ****

Intérêt/Émotion ressentie : ***

Appréciation générale : ****

Rose à l’île (Michel Rabagliati)


Michel Rabagliati. – Rose à l’île. – Montréal : La Pastèque, 2023. – 256 pages.

 


Roman illustré

 

 


Résumé :

 

À l’été 2017, Rose et son père louent un chalet à l’île Verte, dans le Bas-Saint-Laurent. Pour Paul, ce sont de premières vacances père-fille. Après un passage à vide sur le plan personnel, une fatigue professionnelle et le décès de ses parents, il sent le besoin de faire le point. Dans ce havre de paix, propice aux réflexions, Paul amorcera un nouveau chapitre de sa vie.

 

 

Commentaires :

 

Après « Paul à la campagne » (1999), « Paul a un travail d'été » (2002), « Paul en appartement » (2004), « Paul dans le métro » (2005), « Paul à la pêche » (2006), « Paul à Québec » (2009), « Paul au parc » (2011), « Paul dans le Nord » (2015), « Paul à Montréal » (2016) et « Paul à la maison » (2019), Michel Rabagliati nous revient avec une tranche de vie de son alter ego livrée dans un format de roman illustré. Tout en douceur tant dans le texte empreint d’émotion, de poésie, de tendresse, d’autodérision et de pointes d’humour que dans les illustrations pour lesquelles il a privilégié les tons de gris tirés de ses crayons à l’encre de ses anciennes productions.

 

Paul fait le point avec les deuils qu’il a vécus, sa vie de couple, jette un regard tendre sur sa fille devenue adulte alors qu’il vient de franchir la cinquantaine, s’interroge sur son avenir professionnel et sa quête de bonheur. Une rencontre impromptue avec une « boulangère et membre de l’Ordre des psychologues » l’amènera à se rappeler que depuis qu’il est arrivé sur l’île, il a ressenti « deux ou trois fois de courts instants de... comme des ‘’ éclaircies ’’. » Il ne sait « pas si on peut appeler ça du bonheur, mais ça ressemble à des obturateurs de caméra [qui lui rappellent] qu’il y a quelqu’un de plus gai, de plus libre et de plus insouciant à l’intérieur » de lui. L’insulaire qui a spontanément compris la véhémence des sentiments de Paul saura le convaincre :

 

« ... peu importe les raisons de ta tristesse et le poids de tes peines, le temps adoucira les choses, tu peux être certain de ça. C’est exactement comme l’eau qui bat et retourne ces galets sur la grève, elle les polit, les arrondit et les rend plus doux... »

 

Michel Rabagliati n’aurait pu choisir meilleur cadre pour y faire évoluer ses deux personnages que cette île réparatrice qui flotte dans l’estuaire moyen du Saint-Laurent, « une île de lumière et de beautés exceptionnelles, de couleur et de douces sensations, pour y perdre le temps de le perdre » comme en fait la promotion le site web de la municipalité. Il a découpé le séjour d’une semaine de vacances père-fille en cinq « chapitres » annoncés par autant d’ « Insula animalibus » (animaux de l’île) illustrés par des dessins signés H.N., peintre animalier dont une municipalité et un brise-glace/traversier lui doivent le nom.

 

À pied ou à bicyclette, nous en visitons les recoins du « Bout d’en haut » au « Bout d’en bas » en compagnie des deux protagonistes le long des sentiers fleuris ou sur les berges désertes, escaladant les promontoires rocheux avec quelques arrêts pour la lecture d’un bon roman ou pour visiter le Musée du squelette et le plus ancien phare du Saint-Laurent. Et de belles soirées sous un ciel étoilé.

 

Le ciel infini, les berges désertes, le fleuve calme ; les dessins du roman brossent un portrait magnifique de la région. Ce qui étonne, ce sont les nombreuses pages sans texte, où le dessin raconte tout. On s’y accroche les yeux, peu pressé de poursuivre, immergé dans le paysage.

 

Une visite chez des amis de Paul qui se sont convertis en insulaires nous fait découvrir les conditions de vie à des kilomètres des grands centres et « le bijou historique de l’île » consigné « Les mémoires d’un fleuve ». Une occasion pour l’auteur de rappeler certains repères chronologiques : de l’occupation du territoire par les Autochtones depuis des millénaires jusqu’à sa Conquête par les Anglais en 1763. Une lecture qui amène Paul à se demander « Comment ce pays se serait-il développé sans l’arrivée des Européens ? » et à déplorer que « de toutes les conquêtes, la devise de l’envahisseur demeure la même » : « SHOPPE TILL THEE DROPPE ».

 

Un soir, en cuisinant des « spaghettis avec la sauce de grand-père » dont il en avait gardé « un pot pour une occasion spéciale » annonce-t-il à Rose, Paul se remémore une de ses dernières visite auprès de son père sous traitement de dialyse (illustré en un simple schéma). Et de ses legs, après le décès de ce dernier quelques semaines plus tard : entre autres un « manuscrit de 1200 pages, en 39 chapitres » intitulé « Walter Mon ami imaginaire » dont « l’écriture s’amorce dans la nuit du 16 janvier 2005 et se termine le 13 septembre 2016 »  et un « petit carnet de cuirette marron [...] rempli de dessins [que son père] avait faits entre 10 et 12 ans » et que Paul n’avait jamais vu. L’occasion de partager avec nous de  touchants remerciements envers « le genre de père, de grand-père et de personne » qu’il a été :

 

« On dit que l’on récolte ce que l’on sème. Tu as été un sacré jardinier, papa. »

 

Les images qui suivent parlent d’elles-mêmes, comme tout au long de cet opus qui se termine sur un drame se transformant en évasion  libératrice, à quelques heures du retour à la vie citadine. Arrivés quelques jours plus tôt par le Peter Fraser, le 26 juillet 2017, à 10h30, père et fille ressourcés ayant partagé en silence ou en paroles des moments de tendresse quittent l’île Verte par le même moyen de locomotion avec cette réflexion de Rose :

 

« J’aimerais vivre dans un endroit comme ici dans ma vie. À la campagne, dans la nature. Je sais que ça me rendrait heureuse. Je suis sûre ».

 

Dans un article du magazine L’actualité intitulé « Le roman du mois : Rose à l’île, de Michel Rabagliati », le journaliste qualifie le plus récent opus du bédéiste québécois d’ « heureux mélange d’autodérision et d’introspection sur des thèmes récurrents (la vieillesse, la solitude, le succès). Les dialogues sont peut-être moins présents, mais ils laissent une belle place aux réflexions de Paul. » Une thématique qui devrait toucher vous aussi une de vos cordes sensibles.


Michel Rabaglioti est aussi un petit cachottier. Dans sa série Paul, il a glissé subtilement des clins d’œil : par exemple dans « Paul à la pêche », une des bouteilles de vin est étiquetée « Saint-Laurent Frappé » (mentionné dans le groupe Facebook « Fans de Michel Rabagliati »). Rose à l’île n’y échappe pas : l’auteur y a dissimulé une seule illustration en couleurs, très certainement celle du souvenir d’un de ses instants de bonheur vécu avec sa fille lors d'un passage à l’île Verte. À vous de la découvrir.

 

Vous pouvez commander et récupérer votre exemplaire auprès de votre librairie indépendante via le site les libraires.ca.

 

 

Originalité/Choix du sujet : *****

Qualité littéraire : *****

Psychologie des personnages :  *****

Intérêt/Émotion ressentie : *****

Appréciation générale : *****


Hors-jeu : une enquête de Gaétan Tanguay (Mikaël Archambault)


Mikaël Archambault. – Hors-jeu : une enquête de Gaétan Tanguay. – Boucherville : Éditions de Mortagne, 2023. – 284 pages.

 


Thriller

 

 


Résumé :

 

À Toronto pour couvrir la Coupe du monde de soccer masculin, la journaliste sportive Tarah Dalembert met le doigt sur une nouvelle potentiellement explosive… puis se volatilise sans donner signe de vie.

Son associé Gaétan Tanguay se rend dans la Ville-Reine pour la retrouver. Remontant le fil des indices qu’elle lui a laissés, il comprend qu’un des joueurs de l’équipe canadienne pourrait être lié à sa disparition, mais lequel exactement ? Et pourquoi ?

Ne reculant devant rien pour le découvrir, il se lance dans une course contre la montre où chaque heure est comptée.

 

 

Commentaires :

 

Hors-jeu  est le 3e opus d’une série originale d’enquêtes dans le monde du sport après Dernière manche (2022) et En échappée (2023). À mon humble avis très certainement le meilleur par la structure plus étoffée du scénario, le rythme d’écriture, le suspense grandissant de chapitre en chapitre. Bref, une histoire tricotée serrée, une véritable course contre la montre, les chapitres s’enchaînant selon une chronologie minutieuse dévoilant peu à peu les pistes de l’investigation imbriquées habilement dans le cours du récit. Le tout réparti en deux sections d’une quarantaine de courts chapitres aux titres inspirés par la thématique sportive : Premier mi-temps Attaquer et Deuxième mi-temps Défendre.

 

Gaétan Tanguay prend plus que jamais la place qui lui revient dans l’univers des littératures du crime au Québec avec son profil psychologique hors du commun, son habillement, ses travers et ses routines de vie comme l’illustrent bien, entre autres, ces deux extraits :

 

« ... il possédait en dix exemplaires la même chemise bleu ciel assortie au même pantalon de coton beige... [...] pourquoi opter pour d'autres modèles si ceux-ci remportaient haut la main la palme du meilleur rapport qualité-prix... »

 

« Patrice sortit cent dollars de son portefeuille. Toujours de mauvaise humeur, Gaétan les prit et commença à compter la monnaie dans son sac banane. Il remit dix-sept dollars et soixante-quinze sous à Patrice, qui les accepta sans comprendre.

– Ma chemise m'a coûté quatre-vingt-deux et vingt-cinq ! précisa-t-il comme une évidence. Il sentit qu'on le regardait comme un extraterrestre. »

 

Il en est ainsi de Tarah Dalembert, sa copine – pardon, son associée – qui, elle aussi a ses manies comme celle-ci :

 

« Tarah avait laissé son ordinateur portable sur le bureau [...] ... l'état de l'appareil le frappa aussitôt : il était aussi propre que s'il sortait de son emballage d'origine. Tarah ne nettoyait jamais, jamais son ordinateur. En temps normal, on aurait juré que son clavier avait traversé une tempête de sable ou une explosion dans un poulailler. Un jour, elle avait renversé de la sangria sur les touches et les avait à peine essuyées. »

 

 

Mikaël Archambault, scénariste à la télévision et scripteur pour de nombreux artistes, excelle dans domaine de l’humour. Son écriture cinématographique y trouve ses fondements :

 

« Le robinet des toilettes fuyait ; presque en simultané, une sueur glacée tombait goutte à goutte du front de... »

 

« L’adage On n’est jamais mieux servi que par soi-même se vérifie rarement ; peut en témoigner quiconque a procédé à un grattage de dos ou à une vasectomie de ses propres mains. »

 

« La moquette pâtirait bientôt des va-et-viens de [...] dans sa chambre du Triple Crown. »

 

« Ses pieds collaient au sol, aspirés par des résidus de bière »

 

« Le papier peint se déclinait dans un camaïeu de jaune témoin de décennies de nicotine. Les années soixante-dix s’étaient enfermées dans cette pièce pour s’y laisser mourir. »

 

« Même le caissier du Tim Hortons s’inquiétait de la mine sinistre de Gaétan. »

 

« Au petit matin, les prunelles de Gaétan étaient devenues deux poissons morts au fond d’un puits. »

 

« Il aurait donné son inestimable slip de bain autographié par le nageur Michael Phelps simplement pour retrouver Tarah saine et sauve près de lui. »

 

« Gaétan quitta le stade en étant à même de comprendre le sentiment éprouvé par une chaussette après un tour de machine à laver. »

 

« La richesse avait préservé sur son visage ce que le tournant de la quarantaine cherchait à lui ravir. »

 

« ... il n’éprouvait pas le moindre appétit. Il avait un ballon de soccer dans l’estomac. »

 

Et on pourrait en citer une pléthore.

 

Dès les premières pages, nous sommes entraînés, tout comme Gaétan Tanguay, dans les préparatifs de la Coupe du monde de soccer masculin. Un sport que ce dernier a en aversion :

 

« Je déteste le soccer, un sport débile dans lequel on doit utiliser des filets grands comme un autobus pour s'assurer qu'il se marque au moins un but par pleine lune. »

 

« Gaétan pouvait nommer par cœur les dix dernières championnes olympiques d'aviron, mais n'aurait pas su identifier le moindre athlète avec des souliers à crampons dans les pieds. Le soccer était l'unique discipline avec laquelle il n'entretenait aucune affinité. C'était une aberration à ses yeux, comme l'électro-polka pour le mélomane ou Winnipeg pour l'amateur d'architecture. Depuis presque toujours, les faits saillants le laissaient de marbre, les maillots surchargés de commandites lui faisaient horreur et les partisans fanatiques lui donnaient l'impression de bêtes échappées du zoo. »

 

Son créateur nous apprend l’origine de cette répugnance dans ses expériences « athlétiques » de jeune garçon que je vous laisse découvrir.

 

L’hypnothérapie et l’autohypnose jouent un rôle central dans ce roman avec l’intervention de la psychologue de l’équipe sportive canadienne et des tenants et aboutissants d’un cours d’hypnose 101 par un artiste de scène de cette technique d’inconscience provoquée, un certain docteur Gorgonzola (du nom du célèbre fromage lombard et piémontais. Ce qui se traduit, entre autres, par quelques scènes loufoques comme celle d’une représentation de l’hypnotiseur et de son partenaire magicien Alfonzo au Golden Club ou avec un partisan dans les entrailles du stade. Gaétan et Tarah constateront qu’ils sont réceptifs à l’autosuggestion réversible, sachant que l’hypnose c’est « un peu comme lorsqu’on place des fichiers dans la corbeille d’un ordinateur, sans les supprimer complètement. C’est encore possible de la récupérer. »

 

Avec l’expérience traumatisante de cette enquête, le vernis de la personnalité de Gaétan Tanguay laisse paraître quelques craquelures. Ainsi, notre prodige aux cheveux ras et le visage bien rasé dans la vie de tous les jours devra se contraindre, bien malgré lui, à afficher un duvet de plus en plus rugueux « comme un tapis de minigolf », jusqu’à se résigner face à une Tarah abasourdie en déclarant « J’ai décidé de la laisser pousser... Je trouvais que ça faisait ‘’ héros viril ’’... »

 

Il aura aussi l’occasion de se quereller avec son père à propos de telles ou telles statistiques sportives « qui pouvaient enflammer la maisonnée », lui qui « avait transmis à son fils unique ses cheveux roux, sa passion maladive pour les colonnes de chiffres de la section des sports et un prénom archaïque inspiré du célèbre patineur de vitesse Gaétan Boucher. » Cependant, il ne changera pas d’opinion sur les émojis « une régression à l'ère paléolithique, quand nos ancêtres analphabètes écrivaient uniquement par pétroglyphes ».

 

Hors-jeu réunit les ingrédients d’une recette efficace : l’implication du crime organisé dans les résultats sportifs, les superstitions de certains joueurs (chaîne porte-bonheur, caleçons chanceux brodés au nom d’un joueur « portés à chacun de ses matches depuis l’âge de dix-sept ans »), l’ambiance dans le stade, la ville désertée par les partisans, la scène du Tailgate party, le message codé de Tarah, les malfrats, les courses-poursuites... Auxquels il faut ajouter l’implication des sergents-détectives Ouellette-avec ou sans-t-e avec qui on avait fait connaissance dans les enquêtes précédentes sur le tennisman Samuel Cadieux et le hockeyeur Taillefer.  

 

J’ai particulièrement apprécié les descriptions suivantes de certains personnages secondaires qui illustrent bien les talents d’écriture de Mikaël Archambault :

 

Un rustre parvenu :

 

avec « sa chemise de cachemire ouverte sur un ventre d'alcoolique, sa montre de dix kilos accrochée à son poignet velu, son verre de whisky englouti comme une vulgaire Coors Light [...] sans manières qui jouait les gros bonnets, pensant camoufler ses origines modestes sous des bijoux clinquants et des habits hors de prix. La preuve vivante qu'opulence ne rimait pas avec bon goût. »

 

Les paparazzis que méprise Gaétan Tanguay :

  

« les frères bâtards du journaliste, qui préféraient le potin à la nouvelle et la popularité à l'expertise. De vulgaires charognards se nourrissant de la fange. [...] Vêtus de façon à affronter les heures d'attente et les intempéries, ils auraient pu troquer leur appareil photo dernier cri pour une casquette, et les passants y auraient probablement jeté de la monnaie. Ils appartenaient aux origines les plus diverses, unis par une même avidité ; avec la drogue, la célébrité est l'un des rares produits à échapper aux frontières. »

 

Un molosse :

 

« À peine sorti de l'adolescence, son visage était buriné par le poids de ses mauvais choix de vie. Son acné juvénile côtoyait des cicatrices de vétéran. Comme quoi, la nuit faisait vieillir plus vite que le jour. De toute évidence, il cherchait dans la salle de gym les attributs dont la nature l'avait privé. Sa musculature stéroïdée lui donnait l'air d'une version réduite des Appalaches; d'ailleurs, il avait à peu près la mobilité d'une plaque tectonique. Difficile de se mouvoir avec des troncs d'arbre en guise de bras. »

 

Attendez-vous à des scènes captivantes, telle celle où l’enquêteur journaliste sprinte « à travers la cuisine, renversant marmites et chaudrons dans une symphonie digne d'un spectacle d'école primaire. Une casserole de sauce béchamel transforma le sol en patinoire fromagée. Il courait comme Bambi sur le lac gelé. Des mains tentèrent de le retenir, mais il parvint à échapper à leurs gants mouillés d'eau de vaisselle. »

 

Et à une finale digne des films hollywoodiens du style James Bond ou Mission impossible dans laquelle Tarah Dalembert et Gaétan Tanguay, blessé de surcroît à l’épaule interprètent leurs propres cascades à plus d’une centaine de mètres dans les airs.

 

J’allais oublier ces deux allusions plaisantes fondées sur l’équivoque de mots qui m’ont fait sourire : le salon de coiffure  « Che fais ce que cheveux » et la « boucherie Sanzot », un clin d’œil à la boucherie du village de Moulinsart mentionnée dans cinq aventures de Tintin.

 

Hors-jeu est un tourne-page que j’ai beaucoup aimé. Une lecture divertissante, une écriture intelligente qui n’accorde aucune place à la violence gratuite et aux excès d’hémoglobine qui occupent de plus en plus de place dans la littérature de genre.

 

Mikaël Archambault annonce déjà une prochaine aventure du binôme Tanguay-Dalembert dans le monde du baseball. Un carton reproduisant une intrigue avec indices accompagnait l’exemplaire reçu des éditions de Mortagne que je remercie pour le service de presse. Avec la panoplie de sports, incluant les Olympiques, Mikaël Archambault a accès à un terrain de jeu au contenu quasi inépuisable. Un défi pour sa créativité littéraire qu’il saura sans nul doute relever. Vivement une suite.

 

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Originalité/Choix du sujet : *****

Qualité littéraire : *****

Intrigue :  *****

Psychologie des personnages :  *****

Intérêt/Émotion ressentie : *****

Appréciation générale : *****