L’Infini dans un roseau – L’invention des livres dans l’Antiquité – Première partie : La Grèce imagine l’avenir (Irene Vallejo)


Irene Vallejo. – L’Infini dans un roseau – L’invention des livres dans l’Antiquité. – Paris : Les belles lettres, 2021. – 559 pages.

 

Essai

 

 

Résumé :

 

Quand les livres ont-ils été inventés ? Comment ont-ils traversé les siècles pour se frayer une place dans nos librairies, nos bibliothèques, sur nos étagères ? Irene Vallejo nous convie à un long voyage, des champs de bataille d'Alexandre le Grand à la Villa des Papyrus après l'éruption du Vésuve, des palais de la sulfureuse Cléopâtre au supplice de la philosophe Hypatie, des camps de concentration à la bibliothèque de Sarajevo en pleine guerre des Balkans, mais aussi dans les somptueuses collections de manuscrits enluminés d'Oxford et dans le trésor des mots où les poètes de toutes les nations se trouvent réunis.

 

Grâce à son formidable talent de conteuse, Irene Vallejo nous fait découvrir cette route parsemée d'inventions révolutionnaires et de tragédies dont les livres sont toujours ressortis plus forts et plus pérennes.

 

L’Infini dans un roseau est une ode à cet immense pouvoir des livres et à tous ceux qui, depuis des générations, en sont conscients et permettent la transmission du savoir et des récits. Conteurs, scribes, enlumineurs, traducteurs, vendeurs ambulants, moines, espions, rebelles, aventuriers, lecteurs ! Autant de personnes dont l'histoire a rarement gardé la trace, mais qui sont les véritables sauveurs de livres, les vrais héros de cette aventure millénaire.

 

 

Commentaires :

 

Quel magnifique essai sur l’invention de l’écriture et des livres ! Quel plaisir de lire un texte d’une qualité littéraire (excellente traduction de l’espagnol) qui nous raconte l’évolution des connaissances humaines et leur diffusion grâce aux initiatives d’Alexandre le Grand et au rayonnement et à l’essaimage de la Grande Bibliothèque d’Alexandrie !

 

Il y a tant à dire sur cet ouvrage « accessible et émouvant dans sa simplicité » rédigé par une lectrice passionnée que j’ai décidé de publier mon avis de lecture en deux étapes. Je partage ici mes commentaires sur la première partie consacrée à la Grèce.

 

En prologue, après nous avoir intrigués avec la description d’émissaires envoyés pour récupérer des livres, Irene Vallejo définit l’objectif de sa démarche, raconter 2000 ans d’existence du livre, rien de moins :

 

« Quand les livres sont-ils apparus ? Quelle est l'histoire secrète des efforts produits pour les multiplier ou les détruire ? Qu'a-t-on perdu en chemin, qu'a-t-on sauvé ? Pourquoi certains d'entre eux sont-ils devenus des classiques ? Quelles pertes ont été causées par les morsures du temps, les blessures du feu, le poison de l'eau ? Quels livres ont été brûlés avec rage, quels livres ont été copiés avec passion ? Les mêmes ? »

 

De courts chapitres aux titres évocateurs (87 sur 300 pages) nous entraînent à notre rythme dans la grande aventure de la sauvegarde des connaissances humaines sur des supports physiques, de leur rangement et de leur conservation, de leur catalogage, de leur accès et même de leur destruction. Et du génie humain à la recherche de la meilleure « technologie » du moment pour écrire : de la pierre, aux tablettes d’argile (Mésopotamie), aux tablettes en bois, en métal ou en ivoire, couvertes d’un mélange de cire et de résine (Europe) et de formes rectangulaires produisant un étrange plaisir au regard, aux rouleaux de papyrus (utilisés chez les Juifs, les Grecs et les Romains) jusqu’au parchemin (peau d’animal) inventé à Pergame et au vélin (peau de mouton ou de veau mort-né plus lisse et plus fine que le parchemin).

 


On y apprend comment on fabriquait les rouleaux de papyrus et comment on les manipulait pour les lire; que Démétrios de Phalère est l’inventeur du métier de bibliothécaire ; comment étaient aménagées les bibliothèques grecques et celle d’Alexandrie ; que depuis les premiers siècles de l’écriture jusqu’au Moyen âge, la norme était de lire à voix haute.

 

Saviez-vous que pour rentabiliser au maximum les rouleaux de papyrus, « ce matériel coûteux, les livres étaient écrits sans laisser d’espaces entre les mots, ni les phrases, et sans les diviser en chapitres » ?

 

Un chapitre porte sur l’invention par les Sumériens des tablettes d’argile et sur leur sauvegarde grâce à certains incendies en Mésopotamie et à Mycènes. Il est aussi question de l’invention du catalogage, « la conscience de l’unité de la collection comme réalisation et aspiration », du métier de scribe en Égypte, de la découverte et du déchiffrement de la pierre de Rosette grâce à l’identification du nom de Ptolémée (Rashid) et du Projet Rosette (San Francisco) qui consiste à « enregistrer à l’échelle microscopique le même texte traduit dans mille langues » sur un « disque en alliage de nickel ».

 

Il est aussi question du travail des copistes et des erreurs de copies en copies, du rôle des bardes poètes (tisseurs de mots), des poèmes oraux, de la naissance de la poésie dont le langage rythmique était plus facile à mémoriser.

 

Évidemment, une partie de l’ouvrage est consacrée à l’origine de l’écriture avec les registres de propriété, à la naissance de l’esprit critique et de la littérature écrite. On y append que l’expression « livre » se réfère à l’étymologie du mot « biblíon » en grec de Byblos.

 

L’auteure s’intéresse également au premier alphabet à partir du modèle phénicien et son évolution, à la naissance de l’autofiction et de la fiction, à l’apparition de la prose au VIe siècle av. J.-C., à la naissance de l’école et de la philosophie, aux premiers libraires « bybliopόlai » (vendeurs de livres), au prix des livres, au début de l’exportation des livres, aux librairies nomades et sédentaires, aux premiers ateliers de copie (reproduction) des livres.

 

En racontant l’histoire de l’écriture et de l’invention des livres, l’auteure met en lumière les impacts sur la conservation et la transmission des idées et du savoir humain. On y apprend qu’Aristote est probablement le premier collectionneur de livres. Pointent à l’horizon le concept d’humanités (étude des langues et des littératures latines et grecques), les premières formes d’éducation, les fondements des sciences bibliographiques et encyclopédiques avec le grand catalogue de la Bibliothèque d’Alexandrie « qui occupait au moins cent vingt rouleaux, cinq fois plus que l’Iliade d’Homère » pris en charge par Callimaque de Cyrène, le père des bibliothécaires, métier exercé exclusivement par des hommes jusqu’au début du XXe siècle. Aussi l’usage de l’alphabet pour classer et archiver les textes, la distinction entre les vers et la prose pour organiser la littérature par genre et les premières listes d’auteurs « enkrithéntes » (ceux qui sont passés au crible) qu’il faut avoir lu avant de mourir.

 

Irene Vallejo rappelle que Sapho est la seule présence féminine dans la littérature grecque dont les écrits nous sont parvenus alors que plusieurs auteures ont été oubliées. Mais que le premier auteur du monde à signer un texte de son propre nom est une femme : Enheduanna, la fille du roi Sargon d’Akkad.

 

De page en page, défilent sous nos yeux la naissance du Théâtre « lieu pour regarder » en grec avec la mention de la plus ancienne œuvre théâtrale conservée :

 

·        Les perses d’Eschyle, peut-être le premier roman historique ;

·        Hérodote et la naissance de l’Histoire « Historíai » « enquêtes, recherches » en grec ;

·        l’origine du mot Europe : de l’akkadien « Erebu », parent du terme arabe actuel « ghurubu » « le pays où meurt le soleil », la terre du couchant, l’Occident, du point de vue des habitants de l’est de la Méditerranée. (225) ;

·        Aristophane et la comédie antique comme genre littéraire ; la présence de bibliothèques dans les gymnases ;

·        l’apparition des anthologies, de l’art oratoire et de la conférence, de  la rhétorique et de la censure ;

·        les récits sur des livres qui causent la mort ;

·        la traduction universelle pour percer « des chemins vers les esprits des autres » et le cosmopolitisme, un « concept qu’inventa, dans une certaine mesure, Alexandre [le Grand] ».

 

Une somme considérable d’information à la portée de tous. Je partage avec vous ces quelques extraits qui m’ont particulièrement intéressé :

                                               

Les œuvres réparties en plusieurs rouleaux et leur intégrité :

 

«  Au IVe siècle av. J.-C., les copistes et libraires grecs développèrent un système pour assurer l'unité des œuvres réparties en plusieurs livres. Le même système avait déjà été mis en pratique avec les tablettes au Moyen-Orient. Il consistait à écrire à la fin d'un rouleau les premières phrases du rouleau suivant, afin d'aider le lecteur à localiser le nouveau volume qu'il était sur le point de commencer. »

 

« Malgré toutes les précautions qu'on pouvait prendre, l'intégrité des œuvres était toujours menacée par une tendance incontrôlable à l'éparpillement, au désordre et à l'égarement. Des boîtes étaient préparées pour ranger et transporter les rouleaux. Elles permettaient aussi de protéger les livres de l'humidité, des marques des insectes, des morsures du temps. Chaque boîte contenait entre cinq et sept unités, cela dépendait de la longueur des œuvres. Curieusement, beaucoup de textes conservés de nombreux auteurs anciens sont des multiples de cinq ou de sept - sept tragédies d'Eschyle et autant de Sophocle, vingt et une comédies »

 

Les supports illisibles :

 

« Quand est apparu le DVD, on nous disait que nos problèmes d'archives étaient enfin résolus pour toujours, mais on revient à la charge aujourd'hui avec des disques au format plus petit qui, inévitablement, nous obligent à acheter de nouveaux appareils. Ce qui est étrange, c'est qu'on peut encore lire un manuscrit patiemment copié il y a plus de dix siècles, mais qu'il est impossible de voir une vidéo ou de lire une disquette datant de quelques années au plus, sauf si on a gardé tous nos ordinateurs et lecteurs successifs, comme un cabinet de curiosités dans les débarras de nos maisons. »

 

Le passage de la pierre au papyrus :

 

« Le rouleau de papyrus représenta une fantastique avancée. Après des siècles de recherche de supports et d'écriture humaine sur de la pierre, de l'argile, du bois ou du métal, le langage découvrit finalement son foyer dans la matière vive. Le premier livre de l'Histoire est né quand les mots, à peine des bulles d'air, trouvèrent refuge dans la moelle d'une plante aquatique. Face à ses ancêtres inertes et rigides, le livre fut dès le départ un objet flexible, léger, prêt pour le voyage et l'aventure. »

 

 

L’invention de l’écriture et du livre :

 

Avec l’écriture, « l’entrepôt de la connaissance cessa d’être exclusivement acoustique et se transforma en archive matérielle. »

 

Dans l’alphabet grec, « chacune de ses sept voyelles symbolisait une des sept planètes et des sept anges qui les président. »

 

« L’invention du livre est l’histoire d’une bataille contre le temps pour améliorer les aspects tangibles et pratiques – la longévité, le prix, la résistance, la légèreté – du support physique des textes. »

 

« Le métier de penser le monde existe grâce aux livres et à la lecture, c’est-à-dire quand on peut voir les mots et réfléchir lentement à leur sujet, au lieu uniquement de les entendre prononcer dans le cours rapide du discours. »

 

« Ni le savoir ni toute la littérature ne tient dans un seul cerveau, mais, grâce aux livres, chacun de nous trouve les portes ouvertes à tous les récits et à toutes les connaissances. »

 

« De tous les instruments de l'homme, le plus étonnant est, sans doute, le livre. Les autres sont des extensions de son corps. Le microscope et le télescope sont des extensions de sa vue ; le téléphone est une extension de la voix ; puis nous avons la charrue et l'épée, extensions de son bras. Mais le livre est différent : le livre est une extension de la mémoire et de l'imagination. » Borges

 

L’effet Google :

 

« On a tendance à se souvenir mieux de l'endroit où est conservée une information que de l'information elle-même. Il est évident que la connaissance disponible est plus importante que jamais, mais presque tout est stocké en dehors de notre cerveau. Des questions inquiétantes surgissent: sous ce déluge de données, que reste-t-il de la connaissance ? Notre mémoire paresseuse est-elle en train de devenir un carnet d'adresses où chercher une information, sans trace de l'information elle-même ? Sommes-nous au fond plus ignorants que nos ancêtres à forte mémoire des anciens temps de l'oralité ? »

 

Vendre un livre :

 

« Quand on vend un livre à quelqu'un, non seulement on lui vend douze onces de papier, de l'encre et de la colle. Mais on lui vend une vie totalement nouvelle. De l'amour, de l'amitié, de l'humour et des bateaux qui naviguent dans la nuit. Il y a tout dans un livre, le ciel et la terre; dans un vrai livre, je veux dire. »

 

Les techniques et les technologies de la documentation :

 

« … les responsables de la [Grande] Bibliothèque développèrent des systèmes efficaces pour s'orienter parmi cette information qui commençait à déborder de toutes les digues de la mémoire. Inventer des méthodes comme le système alphabétique de classement et le catalogage, et former le personnel qui veillerait sur les rouleaux - philologues pour corriger les erreurs dans les livres, copistes pour reproduire ceux-ci, bibliothécaires pédants et souriants pour guider les non-initiés à travers le labyrinthe virtuel des textes écrits - furent des pas aussi importants que l'invention de l'écriture. […] Ce qui distingua la Grande Bibliothèque à son époque, comme de nos jours Internet, ce furent ses techniques simplifiées et très avancées pour trouver l'aiguille dans la botte de foin chaotique du savoir écrit. »

 

« Organiser l'information continue d'être un défi fondamental à l'ère des nouvelles technologies, comme ce fut le cas à l'époque [de la dynastie] des Ptolémées. Ce n'est pas un hasard si dans plusieurs langues - français, catalan, espagnol - nous appelons précisément nos appareils informatiques « ordinateurs ». C'est un professeur de lettres classiques de la Sorbonne, Jacques Perret, qui proposa en 1955 aux dirigeants français d'IBM, alors sur le point de lancer sur le marché de nouvelles machines, de remplacer le terme anglo-saxon computer, qui fait uniquement allusion aux opérations de calcul, par ordinateur, qui se réfère à la fonction - beaucoup plus importante et décisive - d'ordonner les données. L'histoire des péripéties technologiques, depuis l'invention de l'écriture à celle de l'informatique est, dans le fond, le récit des méthodes créées pour disposer de la connaissance, l'archiver et la récupérer. La route de toutes ces avancées contre l'oubli et la confusion, qui commença en Mésopotamie, atteignit son apogée, pendant l'Antiquité, dans le palais des livres d'Alexandrie, et serpente sinueusement jusqu'aux réseaux digitaux d'aujourd'hui. »

 

La destruction des livres :

 

« Au moment où vous lisez ces lignes, une bibliothèque brûle quelque part dans le monde. Une maison d'édition détruit ses invendus pour refabriquer de la pâte à papier. Non loin, une inondation plonge dans l'eau une précieuse collection. Plusieurs personnes jettent à la poubelle la bibliothèque dont ils ont hérité. Une armée d'insectes percent, grâce à leurs mâchoires, des tunnels de papier pour déposer leurs larves dans un univers de petits labyrinthes sur d'innombrables étagères. Quelqu'un ordonne une purge d'œuvres dérangeantes pour le pouvoir. Un pillage a lieu à cet instant dans un territoire instable. Ailleurs, on condamne une œuvre pour immoralité ou blasphème et on l'envoie au bûcher. »

 

« Quand un livre brûle, quand un livre est détruit, quand un livre meurt, c'est une part de nous-mêmes qui est irrémédiablement mutilée. Quand un livre brûle, toutes les vies qui l'ont rendu possible meurent aussi, toutes les vies contenues en lui et toutes les vies auxquelles ce livre aurait pu, dans le futur, apporter de la chaleur et du savoir, de l'intelligence, du plaisir et de l'espoir. Détruire un livre c'est, littéralement, assassiner l'âme de l'homme. » Arturo Pérez-Reverte

 

Comme par hasard, au moment où je révisais cet avis de lecture, on apprenait que des gangs armés avaient pris d'assaut la Bibliothèque nationale d'Haïti, située dans la capitale Port-au-Prince :

 

« …les malfrats sont en train d'emporter les meubles de l'institution. Ils ont également saccagé le générateur du bâtiment. […] Nous avons des documents rares, vieux de plus de 200 ans, ayant une importance patrimoniale qui risquent d’être incendiés ou dégradés par les bandits. » Dangelo Néard, directeur de la bibliothèque.

(source photo : La Presse, 4 avril 2024)

 

L’ouvrage est complété par des notes regroupées par chapitre, une bibliographie, un index des noms propres et une table des matières détaillée.

 

Dans un prochain avis de lecture, je commenterai la deuxième partie de cet ouvrage unique portant sur « Les chemins de Rome ».

 

Irene Vallejo Moreu est une philologue et écrivaine espagnole originaire de Saragosse. Elle a reçu de nombreux prix, entre autres le Prix national de l'Essai 2020 pour L'infini dans un roseauElle détient un doctorat en philologie classique de l'université de Saragosse et de celle de Florence. Elle se consacre principalement à la recherche et à la divulgation d'auteurs classiques. Elle collabore avec des journaux, publie des essais, des romans et des livres pour la jeunesse.

 

Au Québec, vous pouvez commander votre exemplaire sur le site leslibraires.ca et le récupérer auprès de votre librairie indépendante.

 

 

Originalité/Choix du sujet : *****

Qualité littéraire : *****

Appréciation générale : *****