Les littératures du crime au Québec

Éclats de vie (Sylvia Dupuis)


Sylvia Dupuis. – Éclats de vie. – Québec : Les Écrits d’à côté, 2023. – 133 pages.

 


Nouvelles

 

 


Résumé :

 

Ce recueil de nouvelles intimistes s'ouvre sur ces simples mots, À ce soir, dits par une petite fille à sa mère, avant de quitter la maison pour l'école. Il se referme sur l'histoire de Maryse, seule survivante d'un accident de la route, à qui le silence des pantoufles rappelle, chaque jour, l'absence des siens.

 

Sylvia Dupuis met en scène des personnages aux prises avec les aléas de la vie. À la croisée des chemins, ils doivent faire des choix, et c'est ce moment charnière qu'explore l'auteure dans chacune de ses nouvelles. Le titre, Éclats de vie, fait référence à la luminosité de la vie, mais aussi aux blessures qu'elle inflige.

 

 

Commentaires :

 

Éclats de vie est le 25e ouvrage publié par une petite maison d’édition de Québec, Les Écrits d’à côté, fondée en 2010 avec comme mission de publier « des œuvres porteuses de sens et de beauté ». L’auteure, psychologue de formation et native de Québec nous offre 21 courtes nouvelles, autant de personnages et d’instants de vie aux titres bien choisis :

 

À ce soir Chronique d'un deuil annoncé Le formulaire Cet été-là Solitude boréale Le rendez-vous Nocturne pour un homme seul Mon petit Je reviendrai, Evelyne Fracas de terre Elle aurait dû Fenêtre sur l'avenir Ma vie pour une ombre Dure journée pour Cendrillon L'ange de ruelle Sous la glace Le grand méchant loup Noces d'émeraude Carpe diem Le refuge Le silence des pantoufles

 

Autant de sujets profondément  humains, racontés dans une langue imagée et un style dépouillé qui nous rapproche des différents protagonistes, de leurs drames ou de leurs moments de bonheur. Par exemple :

 

« Sous des paupières baissées, les yeux de sa mère s’agitent tels de pauvres souriceaux perdus dans un labyrinthe indéchiffrable. »

 

Sylvia Dupuis nous raconte des histoires contemporaines qui auraient pu s’entrecroiser hier ou le mois passé ponctuées de deux incursions empruntées à la paralittérature (imaginées dans un avenir lointain, empruntées à la science-fiction) que j’ai moins aimées. Chaque récit se conclut sur une chute imprévisible.

 

À noter que les nouvelles Fracas de terre, Je reviendrai, Évelyne et Solitude boréale ont respectivement obtenu un prix aux concours Pleins yeux sur la nouvelle de la Société littéraire de Charlesbourg (Québec) en 2013, 2015 et 2016 et que Dure journée pour Cendrillon a remporté en 2015 le concours de nouvelles de XYZ, la revue de la nouvelle.

 

Petit détail de production : l’illustration de la couverture de première d’Éclats de vie a été réalisée avec l’aide de l’intelligence artificielle.

 

 

Originalité/Choix du sujet : *****

Qualité littéraire : *****

Intrigue :  ***

Psychologie des personnages :  *****

Intérêt/Émotion ressentie :  ****

Appréciation générale : ****


Ces femmes aux yeux cernés (André Jacques)


André Jacques. – Ces femmes aux yeux cernés. – Montréal : Druide, 2018. – 393 pages.

 


Polar

 

 


Résumé :

 

Au cours d’une descente au repaire de Grigor Chukaliev, un caïd de la mafia russe, le SPVM saisit deux tableaux d’un maître de l’art contemporain qui, au moment de l’expertise, se révèlent des faux. Et l’un d’eux a été vendu par l’antiquaire Alexandre Jobin. Quelques jours plus tard, un cocktail Molotov éclate dans la vitrine de sa boutique, tandis que le galeriste qui a vendu la seconde toile est retrouvé assassiné. Pour éviter d’autres représailles et pour sauver sa peau, Alexandre décide de remplacer le faux tableau par un vrai. Il part alors à la recherche du peintre des oeuvres originales, Jordi Carvalho, un artiste catalan qui semble avoir disparu de la circulation depuis plus de dix ans. De Montréal à Barcelone, puis à Paris, cette quête ne sera pas de tout repos pour Alexandre. Heureusement, entre les séquelles du passé et les cauchemars qui le hantent, un ange sombre veille sur lui…

 

Commentaires :

 

Les titres de la série des polars d’André Jacques m’ont toujours laissé croire que ses fictions avaient pour cadre le milieu militaire, un contexte qui m’attire moins. C’est en préparant une chronique sur cet auteur de la région de Sherbrooke portant sur Les littératures du crime au Québec publiée sur le site Culture et justice (France) que je me suis rendu compte que j’étais dans l’erreur. J’aurais dû pousser ma curiosité sur les résumés en quatrième de couverture.

 

Considérant le Prix Saint-Pacôme 2019 qu’avait remporté Ces femmes aux yeux cernés comme meilleur roman policier québécois et les commentaires élogieux de Norbert Spehner qualifiant ce récit de « meilleur de cette série, avec une écriture soignée, un rythme fluide, une tension dramatique constante sans violence outrancière, de petites touches d’humour, et un dénouement jouissif »  – ce qui me plaît dans cette littérature de genre –, j’ai été comblé.

 

Même sans avoir lu les cinq tomes précédents, j’ai été accroché à cette histoire haletante dès le prologue, au long des 33 chapitres entre Montréal, Barcelone, Paris, Saint-Irénée. Avec une finale imprévisible et un épilogue qui boucle l’enquête. J’ai donc fait la découverte sur le tard de cet enquêteur atypique un peu beaucoup porté sur l’alcool. J’ai bien aimé les six « Intermezzo » dans lesquels, entre autres, les cauchemars d’Alexandre Jobin font le lien entre chaque portion du récit. À la manière d’une pause avant de replonger dans le récit qui se déroule en 2004, le I-Phone n’ayant pas encore été inventé comme l’illustre bien cet extrait de dialogue :

 

« – As-tu un téléphone portable?

– Un cellulaire?

– Oui.

– Un BlackBerry, comme tout le monde. Là, dans mon sac.

– Mais j'utilise surtout le téléphone de Constance à l'appartement.

– Et toi ?

- Ouais. Mais je suis pas encore familier avec les nouvelles technologies.

[…]

– J'ignore même s'il fonctionne ici, en Europe. Le type qui me l'a vendu m'a expliqué un tas de choses, mais j'ai rien compris. »

 

Les personnages secondaires sont bien campés et la dynamique entre l’antiquaire-galeriste et les enquêteurs du Service de police de la ville de Montréal (SPVM) place ces derniers dans une dépendance improductive.

 

Évidemment, j’avais hâte d’attaquer les cinq chapitres (12 à 16) où l’action se déplace à Barcelone. André Jacques y a séjourné (comme à Paris d’ailleurs) et cela transparaît dans les lieux choisis et les descriptions des différents quartiers où se déplace Alexandre Jobin : le Barri gotic, le Raval, la Plaça de Catalunya, l’Eixample, la Sagrada Familia, les Ramblas, la via Laetana, les carrer (« rue » en catalan, nom masculin, soit dit en passant)…

 

J’ai pouffé à la lecture de certains dialogues, tel que :

 

« – Puis-je quelque chose pour vous, monsieur…

– Jobin. Alexandre Jobin. Je suis moi-même... galeriste à Montréal.

– Ah! Canadien.

– Québécois.

L'autre sourit avant de déclarer:

– Nous pouvons comprendre ces subtilités, ici, en Catalogne. »

 

Et au lapsus du lieutenant Latendresse du SPVM confondant « l’escouade des... Molosses » avec celle des « Mossos d'Esquadra », la police de la Generalitat de Catalunya.

 

J’ai également noté au passage cette référence à une période noire de l’histoire espagnole impliquant le père du peintre catalan Jordi Carvalho (personnage fictif) que recherche l’antiquaire :

 

« un intellectuel de gauche [qui] avait combattu du côté des républicains durant la guerra civil. Il s'était réfugié en France en 1936. Carvalho est né là-bas quelques années après la fin de la guerre. […] Le père lui racontait des histoires sanglantes, des récits de massacres commis par les franquistes. Par les républicains aussi. Tout le monde tuait tout le monde. Les anarchistes massacraient les prêtres et violaient les religieuses; les franquistes fusillaient et torturaient tous ceux et celles qui étaient liés aux opposants. »

 

En logeant un de ses personnages à l’hôtel Suizo « dont les fenêtres donnent sur la plaça del Angel et sur la via Laietana », André Jacques m’a rappelé un de mes premiers séjours à Barcelone au début des années 1990, dans ce petit hôtel à deux pas de la cathédrale.

 

Certaines descriptions de lieux, comme celle-ci à Paris dans une boutique de matériel d’artiste, nous font nous sentir aux côtés des personnages :

 

« En y pénétrant, on avait l'impression de reculer d'un siècle. Le mobilier, les comptoirs, les étagères jusqu'au plafond, les présentoirs, les armoires vitrées, tout était en bois sombre et verni, usé par les ans. Du chêne sans doute. L'ensemble faisait ressortir de façon lumineuse l'arc-en-ciel des pots de couleur, des tubes, des crayons et des pastels. On se serait cru dans un magasin de bonbons. »

 

L’auteur profite alors de l’occasion pour se payer la tête du commis parisien snobinard :

 

« – Monsieur.

– J’aurais besoin d'un renseignement.

– Nous ne sommes pas le bureau d'information touristique.

Alexandre dut se retenir pour demeurer poli.

– Je cherche des informations sur un peintre.

– Alors, allez au musée, monsieur. Le Louvre est juste en face, de l'autre côté de la Seine.

– Ce peintre est l'un de vos clients.

– La plupart de nos clients sont peintres. »



Je me permets un autre extrait rigolo, une remarquable lapalissade de la part d’Alexandre Jobin qui, soit dit en passant, est lui-même un lecteur de polars :

 

« La chaise roulante, ça accélère le service et le passage des douanes. Tu peux pas t'imaginer comment le personnel est aux petits soins avec un handicapé. Surtout un handicapé qui voyage en première classe. »

 

En résumé, Ces femmes aux yeux cernés est un excellent roman. Il repose sur un scénario étoffé, une galerie de personnages bien campés, une qualité d’écriture et une précision dans la séquence des événements qui s’enchaînent naturellement. Ce thriller vous plaira, j’en suis certain. Et peut-être que comme moi, vous souhaiterez remonter aux sources des aventures antérieures d’Alexandre Jobin.

 

 

Originalité/Choix du sujet : *****

Qualité littéraire : *****

Intrigue :  *****

Psychologie des personnages :  *****

Intérêt/Émotion ressentie :  *****

Appréciation générale : *****


Du haut de la falaise T.01 Rue du Petit-Champlain (Claude Coulombe)


Claude Coulombe. – Du haut de la falaise T.01 Rue du Petit-Champlain. – Saint-Jean-sur-Richelieu : Éditions JCL, 2023. – 349 pages.


Roman d’époque

 

 


Résumé :

 

Québec, 1930

 

En pleine crise économique, Clément et Jacqueline St-Martin sont forcés d'emménager dans un misérable appartement de la rue du Petit-Champlain. Coincée entre une falaise qui ne cesse de lui tomber dessus et un fleuve qui vient parfois s'y engluer, l'étroite artère est tout sauf engageante. En grandissant, Léonie, l'aînée du couple, rêve de sortir ses frères et sœurs de l'indigence. Un emploi de femme de chambre au prestigieux Château Frontenac lui paraît être la solution idéale à leurs malheurs.

 

À Montréal, sur la splendide rue des Pins, l'argent coule à flots. William Mackay, un homme d'affaires prospère, y réside avec son épouse. Or, depuis qu'il a marié la belle Laetitia, il fait trop souvent les frais de ses sautes d'humeur. Ainsi, quand la jeune mère est accablée par une sévère dépression, William prend les grands moyens afin de l'éloigner de ses enfants. Des années plus tard, son fils, Théodore, posera ses valises dans la vieille capitale, désireux d'échapper à un fantôme de son passé.

 

Léonie et Théodore, que tout oppose, se rencontreront au cœur du magnifique hôtel en haut de la falaise et entameront une histoire d'amour passionnée. Les destins de leurs deux familles s'en trouveront à jamais liés.

 

 

Commentaires :

 

Claude Coulombe est né à Québec. Il a lancé un premier roman en 2014, J’ai vu mourir Kennedy, un thriller basé sur des faits historiques. Entre 2020 et 2022, il a publié deux sagas d’époque : La vie à bout de bras dont l’action se déroule à Québec au cours des années 1920, et Le Chant des bruants racontant l’histoire d’une famille de Notre-Dame-du-Rosaire en Chaudière-Appalaches dans les années 1940. Il récidive avec le premier tome d’un nouveau roman d’époque campé principalement dans le secteur du « Petit-Champlain » qui tire son nom de l’appellation anglaise de cette petite rue qui longe la falaise aux pieds de la terrasse Dufferin : « Little street Champlain ».

 

Les amatrices et amateurs de ce type de fictions historiques y retrouveront leurs repères. Personnellement j’ai particulièrement apprécié l’intégration de la trame événementielle :

 

·        crise économique de 1929 et ses conséquences tant dans les milieux aisés que défavorisés ;

·        impacts de la deuxième guerre mondiale ;

·        majorité écrasante de députés élus de l’Union nationale dirigée par Maurice Duplessis ;

·        relève d’après guerre…

 

et sociale :

 

·        « misère » des riches vs quotidien des pauvres ;

·        pression de l’église pour faire des enfants ;

·        place des femmes dans la société ;

·        rivalités entre les Irlandais et les Canadiens français ;

·        dure réalité du travail (débardeurs, femmes de chambre…) ;

·        les rues boueuses et les logements insalubres ;

·        la haute ville bourgeoise vs la basse-ville des mendiants ;

·        absence de service de santé gratuit…

 

Comme l’action se déroule principalement à Québec, ma ville, les points de repère urbains permettent au lecteur de visualiser les principaux lieux où se déroule l’action : le port, l’escalier casse-cou menant à la côte de la Montagne, la Place d’armes, l’Hôtel Château Normandie, le Château Frontenac, le magasin Kresge de la rue Saint-Joseph et celui de la rue Saint-Jean, le restaurant Kerhulu, la compagnie Paquet dans dans le quartier Saint-Roch.

 

Le scénario d’alternance entre la vie des deux familles – les Mackay de la rue des Pins à Montréal et les St-Martin de la rue du Petit-Champlain à Québec – entre 1929 et 1950 soutient le rythme du récit qui, on le devine, trouve dans les derniers chapitres un point de jonction.

 

Autant le prologue qui dans un bulletin de nouvelles de Radio-Canada annonce, le 20 novembre 2000, une découverte au Château Frontenac, que la chute finale – je ne vous donne aucun indice –  invite à lire la suite de cette saga qui sera probablement elle aussi composée de deux autres tomes.

 

Merci aux Éditions JCL pour le service de presse.

 

 

Originalité/Choix du sujet : *****

Qualité littéraire : *****

Intrigue :  ****

Psychologie des personnages :  *****

Intérêt/Émotion ressentie :  ****

Appréciation générale : ****


SoBo (Jean Charbonneau)


Jean Charbonneau. – SoBo. – Montréal : Druide, 2023. – 419 pages.

 


Roman social

 

 


Résumé :

 

Un traducteur indépendant et sa conjointe – à qui l’on vient d’offrir un poste à l’Université Johns Hopkins – s’établissent à SoBo, un quartier de la ville de Baltimore en processus d’embourgeoisement. Du toit-terrasse de leur appartement, Joseph observe les gens qui évoluent dans la rue et assiste à un chassé-croisé aussi fascinant qu’inquiétant. Autour du drug house de Crack Lady, grand-mère atypique au centre de tous les rackets, se croisent un adolescent délinquant, une grébiche déstabilisée par la transformation de son quartier, un policier peinant à faire régner l’ordre sur son territoire, des travailleurs sans-papiers révoltés, un accro aux drogues au cerveau calciné… Après quelques semaines, Joseph se trouve emporté dans un tourbillon d’événements bouleversants et souhaite rentrer à Montréal. Mais un retour en arrière est-il vraiment envisageable?

 

Commentaires :

 

La couverture de première et le titre du quatrième roman de cet auteur montréalais ne m’auraient pas attiré en librairie. Heureusement les Éditions Druide me l’ont proposé et je les en remercie de m’avoir fait découvrir cette « … fresque sociale d’une Amérique qui se cherche et saga d’un couple en proie aux doutes existentiels, professionnels et amoureux », un « récit haletant […] qui tourne rapidement au cauchemar. »

 

Jean Charbonneau campe ses personnages dans le quartier de South Baltimore (SoBo), « pas le coin le plus dangereux en ville » comme West Baltimore, mais « pas moins peuplé de vendeurs de drogue, de prostituées, de toxicomanes, d'ados déchaînés, de policiers gonflés à bloc, de résidents exaspérés, de jeunes professionnels tout juste débarqués et considérés comme des intrus. » À Baltimore, « une ville sudiste. Durant la Guerre de Sécession, même si le Maryland faisait partie de l’Union, les gens se disaient majoritairement contre les Yankiees d’Abraham Lincoln ».

 

On y fait la connaissance progressive d’un microcosme de personnages tous plus colorés les uns que les autres, résidents de Randolph Street que côtoient Joseph, Olivia et leur chihuahua noir et blanc à long poil, Pedro, nommé en mémoire de Pedro Martinez, lanceur étoile des Expos de Montréal. L’histoire débute le 6 mars 2007, date de l’installation du couple originaire de Villeray, Olivia ayant accepté un poste de chercheure au sein d’une équipe « d’universitaires qui se prennent très au sérieux » et pour qui « rien n’est plus important que leur carrière » et Joseph, traducteur à la pige de textes sans intérêt, alors que les États-Unis sont embourbés dans des conflits guerriers absurdes en Irak et en Afghanistan.

 

Leurs voisins s’y croisent au quotidien de façon plus ou moins cordiale :

  • Margot Kosnik qui prend le thé sur son balcon et son jeune fils Vinnie qui a découvert en Joseph un remplaçant à son père pour jouer à la balle ;
  • Madame McClinton, vieille dame atteinte de la maladie d’Alzheimer qui vit avec sa perruche Tweety et erre dans la rue sous l’œil protecteur de Margot ;
  • Floyd Amoun, surnommé Paranoide Floyd, adepte de caméras de surveillance et de micros-espions qui protège son fils Roland, ex-militaire revenu paraplégique d’Afghanistan et sa femme Clarisse ;
  • Frizzy (Frank Lombard) toxicomane gelé en permanence et petit voleur à la semaine et sa mère Grace ;
  • Leslie Kaysen, coordonnatrice de L’association des citoyens vigilants aussi nommée Big Brother Gang qui parcourt le quartier dans le but de dénoncer des actes criminels ;
  • la bande Barb Butkus, baptisée Crack Lady par Olivia : ses petits fils d’âge primaire, Tyler et Eddie « aux cheveux extrêmement courts avec une mèche qui leur tombe sur la nuque » et ses partenaires Droog et Harlem, « garde du corps, guetteur, agent de la circulation, revendeur et fier-à-bras au besoin » dont la description physique fait froid dans le dos : « Sept jours sur sept, il portait un survêtement Nike noir et une casquette des Raiders d'Oakland vissée sur la tête. Le collier en or autour de son cou était formidable de kitsch. Ses dents, qu'il affichait fièrement, étaient plaquées or 18k et incrustées de pierres précieuses – des vraies, pas du toc – un ‘’hip-hop grillz’’ qui ne passait jamais inaperçu, faisant peur à certains, dégoûtant d'autres. »

Le tableau est complété par les coups pendables et les aspirations de liberté de deux adolescents accros à l’alcool et aux drogues dont le rôle dans le scénario imaginé par Jean Charbonneau nous semble de prime abord secondaire :

  • To (Antoine Saint-Noël), « demi black » âgé de16 ans qui, alors que son demi-frère aîné André a quitté sa famille pour faire la guerre en Irak, doit s’occuper de son père d’origine haïtienne atteint d’un cancer terminal, et sa mère blanche née à Baltimore qui carbure à la vodka ;
  • Lil Em, de peau blanche, ressemblant au rappeur Eminem, et sa copine Janis surnommée Bipolar Gick.

Toutes et tous évoluent dans un environnement où les forces de l’ordre, hélicoptère Foxtrot à l’appui, peinent à coincer les êtres malveillants qui rôdent et perturbent la vie de quartier. Johny Berlin, le policier qui arpente régulièrement Randolf Street en témoigne même s’il adore son métier qu’il trouve parfois ingrat.

 

Une des grandes qualités de ce roman réside dans les descriptions immersives des lieux et des personnages telles que celles-ci :

 

« La cuisine, déprimante avec ses armoires en contreplaqué et son plancher de carreaux beiges, sentait les œufs frits et le café en poudre. Le reste de la maison n'avait pas meilleure allure : la peinture de la salle de bains était grise, et il y avait du papier peint en velours dans le salon, un recouvrement défraîchi qui puait la cigarette. La maison rappelait à Crack Lady la misère de sa propre enfance… »

 

« C'était celui avec le visage hypertrophié orné de babines gonflées, d'un nez aplati, d'yeux sournois. Sa chevelure bouclée, châtaine avec des mèches blondes, était taillée à ras les sourcils et déferlait jusqu'aux épaules. Darwin était si immense que la graisse ne savait plus où se loger, le ventre, le cul, les cuisses, le cou et même les doigts de notre homme étant déjà territoires conquis. »

 

J’ai aussi apprécié la technique de présentation de certaines séquences à partir de deux points de vue ainsi que le style très imagé de l’auteur :

 

« Floyd s'est penché vers l'avant comme s'il s'apprêtait à divulguer l'emplacement secret du trésor des Incas. »

 

« Combattre le crime ressemblait à l'intervention militaire américaine en Irak : un bourbier aux proportions épiques, sans fin en vue. »

 

SoBo est un roman qui, chapitre après chapitre, nous plonge « dans un univers américain violent, raciste, pauvre et misérable », que découvre peu à peu Joseph d’abord étonné par rapport à son vécu à Montréal, puis critique jusqu’à craindre le pire. Les images défilent au gré des photographies qu’il prend depuis son toit-terrasse où observe ce qui se trame en bas dans la rue ou quand il circule en ville. Des clichés aux titres évocateurs qui témoignent de la déliquescence de nos voisins du sud :

  • la violence au volant, les agressions en pleine rue ;
  • les dealers qui cachent leur cam dans les plates-bandes ;
  • les vigiles à l’affût des autopatrouilles,
  • les bavures des Stups ;
  • la vie misérable et frustrante des labores en attente d’un entrepreneur ou d’un particulier « ayant besoin d'ouvriers pas chers pour la journée », « une sorte de loterie, le gros lot étant une journée de travail harassant pour une rémunération médiocre » ;
  • les Jesus Freak prédicateurs de coins de rue ;
  • les propos racistes envers les Mexicains, les Niggers et les Arabes associés à des terroristes en puissance ;
  • les antipodes des quartiers voisins, les pauvres (West Baltimore, « un ghetto où le taux de criminalité faisait saliver les sociologues de l'Amérique urbaine ») et les riches (Fédéral Hill)…

Certains passages mettent aussi en évidence :

  • l’inculture et « l’ignorance phé-no-mé-na-le » de la société américaine et ses traits culturels décadents ;
  • l’obsession des Américains envers leur drapeau, le « Stars & Stripes omniprésent, ce « bout de tissu clinquant [qui semble] provoquer chez eux une érection patriotique collective » et qui est reproduit sur des milliers d’objets vendus dans un Target ou un Walmart ;
  • leurs croyances et propentions à voir des complots partout, faisant d’eux « le peuple le plus superstitieux et le moins allumé d'Occident » ;
  • le God Bless America vrillé dans le cerveau quand ils étaient petits ;
  • les magouilles civiles et militaires pour tirer profit de la présence militaire en Irak et en Afghanistan…

L’auteur y va même pour une amère critique de la société québécoise et son « nationalisme de poule mouillée » qu’il met dans la bouche du père de Joseph.

 

SoBo, un roman que j’ai beaucoup aimé dont la finale dramatique est imprévisible et doublée d’un épilogue éclairant sur un non-dit qui plane sur 400 pages.

 

Deux détails techniques : la rigidité de la reliure de l’exemplaire que j’avais en main et une erreur de mise en page dans les en-têtes du chapitre 3 nous laissant penser que des pages sont manquantes. Ce qui n’est heureusement pas le cas.

 

Jean Charbonneau possède une maîtrise en création littéraire de l’Université de Boston. Bibliothécaire de profession, il a travaillé dans le milieu hospitalier et carcéral au Québec et aux États-Unis. Il a remporté le Prix Saint-Pacôme du premier polar avec Tout homme rêve d’être un gangster que j’ajouterai sur ma pile à lire.

 

 

Originalité/Choix du sujet : *****

Qualité littéraire : *****

Intrigue :  *****

Psychologie des personnages :  *****

Intérêt/Émotion ressentie :  *****

Appréciation générale : *****


L’affaire Henry Cross (René Vézina)


René Vézina. – L’affaire Henry Cross. – Montréal : Druide, 2023. – 336 pages.

 


Polar journalistique

 

 


Résumé :

 

Un meurtre sordide est commis dans un cimetière de l’est du Québec en mai 2019. Une lettre anonyme lie ce crime aux conspirations irlandaises du XIXe siècle. Il n’en faut pas plus à Rivière Valois, journaliste à la recherche d’une histoire sensationnelle, pour se rendre à Saint-Jean-Port-Joli et enquêter. Il constatera toutefois que ce mystère en cache un autre: un émissaire irlandais serait venu au Québec en 1840, investi d’une mission ultra-secrète qui irait jusqu’à mettre en cause les Patriotes. Il a disparu sans laisser de traces. Que s’est-il passé? Rivière tentera de le savoir et de découvrir qui est cet énigmatique Henry Cross à l’origine de toute l’affaire.

 

 

Commentaires :

 

Très belle idée que cette formule dans un genre littéraire très populaire comme l’exprime en finale René Vézina :

 

« L'affaire Henry Cross se veut le premier tome d'une série dédiée à des histoires mystérieuses, disséminées à travers le Québec, à partir de fondements réels et historiques. De là, le nom « Les mystères du Québec», avec, comme objectif secondaire, de mieux faire connaître des lieux qui ont marqué et marquent encore notre identité. »

 

Des romans, « et non de précis d'histoire » dans lesquelles le journaliste de métier se permet quelques libertés dans les trames qu’il a l’intention de présenter.

 

Tous les moyens sont bons pour intéresser les citoyennes et les citoyens à notre histoire nationale. Avec ce premier tome, René Vézina marque un premier point en abordant une époque, les années 1837-1840, surtout en partie connue pour les soulèvements des Patriotes. Dans un récit qui alterne en 56 chapitres entre les événements historiques et l’enquête journalistique qui se déroule près de 180 années plus tard. Une investigation qui se déroule à pas de tortue offrant au lecteur la possibilité d’absorber les faits « historiques » [n’ayant pas une connaissance approfondie de la période, difficile pour moi de départager les éléments de fiction historique de la réalité] qui la sous-tendent. Certaines chutes à la fin de quelques chapitres incitent toutefois le lecteur à continuer d’accompagner les protagonistes dans leurs missions respectives.

 

L'affaire Henry Cross nous fait voyager entre les villages de la Côte-du-Sud, Grosse-Île, la ville de Québec, Montréal, le village de Sainte-Martine, l’État de New York d’hier et d’aujourd’hui selon les étapes du récit. Avec de très belles descriptions des lieux où évolue une brochette de personnages bien campés. En voici un exemple [la promenade Champlain sur la rive nord du fleuve Saint-Laurent] parmi tant d’autres, ici en interrelation entre hier et aujourd’hui :

 

 « Il finit par prendre la direction du boulevard Champlain, en suivant le fleuve, après avoir traversé le pont. Arriver à Québec par cette magnifique route qui longe le fleuve le charmait. Il n'était pas seul à apprécier cet environnement exceptionnel.

 

Superbement aménagés, les sentiers pédestres et cyclables qui la bordaient étaient très fréquentés par les gens de la ville. Même trop au goût de ceux et celles qui auraient oublié le trafic infernal du centre-ville. Est-ce qu'une congestion de vélo est préférable à un bouchon de véhicules?

 

Dire que c'est ici, il y a déjà deux cents ans, que débarquaient les immigrants sur la grève encombrée dans un environnement inhospitalier, parfois malodorant. Qu'importe! L'amertume faisait place à l'espoir, l'oppression, à la liberté. Mais le souvenir des mauvais traitements subis en Irlande ne disparaissait pas facilement. C'est pourquoi certains avaient pris les armes aux côtés des Patriotes canadiens-français. La défaite aux mains des autorités britanniques ne les avait pas tous démobilisés. La résistance était passée dans la clandestinité en attendant la lutte finale. »

 

Une référence à un sujet de l’heure dans les déplacements routiers entre les deux rives m’a fait sourire :

 

« Le retour vers Québec ne serait pas trop long, pourvu que la traversée du Saint-Laurent par le pont Pierre-Laporte se passe bien. Ils allaient arriver au début de l'heure de pointe de fin de journée et le trafic serait déjà costaud. »

 

J’ai été étonné par le prénom attribué au personnage principal : Rivière Valois. Un prénom plus que rare au Québec. Sur le web, celui-ci se retrouve surtout dans des pays comme Haïti, la Thaïlande, les États-Unis et la Nouvelle-Zélande !

 

J’ai trouvé amusant le rôle de quasi-médium de la vieille tante du journaliste qui oriente celui-ci vers des pistes de solution. De même que le message codé associé à une photo ancienne. Par contre, l’identification du meurtrier m’a laissé pantois dans une finale abrupte où un coup de pelle au bon endroit du premier coup permet de découvrir l’objet au cœur du mystère « Find Henry Cross ». Objet dont le contenu ne semble pas intéresser outre mesure les enquêteurs, plus efficaces soit dit en passant, que les policiers de la Sûreté du Québec en poste à Montmagny.  

 

L'affaire Henry Cross ravive notre mémoire des moments pénibles vécus par les immigrants irlandais ayant fui leur pays à la recherche d’une terre d’accueil dont un grand nombre sont décédés en quarantaine sur la Grosse Île où ils étaient confinés dès leur arrivée. Des photos des lieux complètent l’ouvrage.

 

De lecture agréable, ce roman « policier » sans implication policière significative, est truffé de références culturelles tant québécoises qu’irlandaises. Il nous fait revivre le quotidien des années 1840 comme si on y était. Nous faisant rêver en référence à « une conspiration visant à resserrer les relations entre les Irlandais francophiles et les partisans des Patriotes, qui demeuraient actifs, même après l'échec de la révolte » et en allant « jusqu'à évoquer une alliance plus large avec des Américains d'origine irlandaise qui voulaient déloger les Britanniques du Canada. »

 

Ceci dit, « ce premier épisode bouclé », il reste maintenant à voir comment René Vézina sera en mesure de relever le défi d’ajouter des titres à cette série maintenant que son journaliste enquêteur a regagné la confiance de son rédacteur en chef et conquis le cœur de Kate. Et nous surprendre en portant à notre connaissance de nouveaux mystères du Québec, tout en nous divertissant et nous donnant le goût de visiter le Québec.

 

Merci aux éditions Druide pour le service de presse.


P.S. : Une romancier peut évidemment prendre des libertés avec l’Histoire, mais doit rester vraisemblable. Un ami historien, originaire de la Côte-du-Sud m’a souligné quelques anachronismes : « le Rob Roy a sombré en 1827 et il venait d’Écosse ; les victimes ont été inhumées dans le cimetière protestant de Trois-Saumons, sauf une, selon ses sources ; étonnant qu’un curé dise une messe à midi ; Salaberry n’était pas marquis ; des jaquettes d’hôpital en 1840 ? ; le typhus, c’est en 1847 ; en 1840, Chartier n’était plus curé de Sainte-Martine : en fait, il était en France ».

 

 

Originalité/Choix du sujet : *****

Qualité littéraire : *****

Intrigue :  ****

Psychologie des personnages :  *****

Intérêt/Émotion ressentie :  ****

Appréciation générale : ****