Chloé Archambault. – Alias Nina P. – Montréal : Flammarion Québec, 2024. – 310
pages.
Roman d’espionnage
Résumé :
Élevée dans un orphelinat de Moscou, puis
recrutée par le service de renseignements de Russie, Ekaterina Yegorova,
vingt-cinq ans, étudie à l’Université McGill, à Montréal, sous le nom de Nina
Palester.
Bien que ses parents adoptifs, Dimitri et
Irina, l’aient formée pour qu’elle devienne elle aussi une agente, Ekaterina se
demande parfois quelle cause sert cette vie de mensonges et de fausses
identités. Son entraînement prend tout son sens lorsqu’une première mission
leur est confiée, à elle et Yuri, son copain officiel. Ils devront se rendre au
Sommet du G7 qui se tient au Manoir du Cap, dans Charlevoix, et obtenir une clé
USB d’un membre de la délégation américaine.
Comment cette mission minutieusement élaborée
a-t-elle pu échouer si violemment ? Tandis que tout bascule, Ekaterina découvre
peu à peu les rouages d’un plan machiavélique dont elle serait à la fois
l’appât, la victime et la clé.
Commentaires :
« Alias
Nina P. » est le 5e roman d’espionnage écrit par des auteur,es
québécois,es que j’ai lu après « Opération
ISKRA » (2004), « Brouillard
d’automne » (2018), « Septembre avant l’apocalypse » (2023) de Lionel
Noël et « La femme de Berlin »
(2017) de Pauline Vincent. Un sous-genre de romans policiers apparu au début du
20e siècle et qui fait exception parmi les littératures du crime au
Québec.
Publié d’abord en anglais en 2022 sous le
titre « The Decoy », le roman a
remporté le deuxième prix 2024 du ScreenCraft Cinematic
Book Competition
(Los Angeles). Ce concours qui vise à récompenser les œuvres qui ont un grand
potentiel pour une adaptation cinématographique.
Ce n’est pas surprenant, puisque l’auteure a élaboré
un récit semblable à un scénario de film. Ancré dans des événements
géopolitiques réels et des conflits idéologiques (terrorisme, cybercriminalité).
On nous présente des personnages qui sont membres d’agences d’espionnage russes
et américaines, une intrigue relativement complexe et un suspense qui s’accroît
à mi-parcours, où s’entremêlent trahisons, alliances secrètes et retournements
de situation.
L’héroïne de l’histoire, qui est aussi la
narratrice du récit, nous plonge dans son univers en nous faisant vivre ses
doutes et ses incertitudes, non seulement à l’égard des autres, mais aussi
envers elle-même et ses capacités intellectuelles, sa formation au combat au
corps à corps et sa maîtrise des technologies. Elle fait face à des adversaires
impitoyables qui occupent des rôles cruciaux dans l’avancement ou le sabotage
de sa mission. Elle peut aussi compter sur un certain nombre de personnages secondaires
attachants, avec qui elle entretient des liens à Montréal, et dont quelques-uns
mènent une double vie.
L’écriture de Chloé Archambault est extrêmement
visuelle, tandis que ses dialogues captent l’essence même du parler québécois.
« Le français à l'européenne [...] se parle
avec le devant de la bouche, alors que l'anglais de presque partout dans le
monde se parle avec l'arrière. Mais le québécois, lui, se parle avec le milieu
de la bouche, une zone mystérieuse à position variable selon ce qu'on raconte
et les mots qu'on emploie. C'est l'un des accents les plus difficiles à imiter
sur la planète... »
Elle décrit minutieusement les lieux, les
objets, les personnages, les protocoles d'espionnage ou les technologies afin
d’ancrer le récit dans le réel. L’histoire se déroule initialement à Montréal, plus
précisément dans le « ghetto de
McGill » selon la définition de la protagoniste.
L’action se déplace ensuite dans Charlevoix, où l’auteure décrit précisément le chemin parcouru avant de revenir dans la métropole. Ces changements de décor contribuent, dans une certaine mesure, à renforcer le dynamisme et la tension narrative. Cette dernière, de mon point de vue, évolue à l’image des montagnes russes, avec plusieurs descriptions qui ralentissent l’action.
Voici quelques exemples qui témoignent de la
qualité littéraire de ce roman :
La description d’un bureau de travail :
« ... une pièce de collection. Une chose
énorme en chêne verni, lourd comme l'intérieur d'un vieux club privé où on fume
le cigare, avec des tiroirs de chaque côté. Et miraculeusement doté d'un
panneau frontal cachant les jambes de son utilisateur. »
Un désordre typiquement académique :
« Des livres. Des revues scientifiques. Des
documents par terre. Des objets disparates sur les tablettes. »
La ville de Saint-Lambert :
« ... une banlieue attrayante avec de beaux
parcs et de grands arbres, des magasins coquets et des restaurants qui se
voulaient charmants. Le point de chute idéal pour ceux et celles dont les
ambitions de vie se résument sans complexité et dont le compte en banque est
raisonnablement bien garni. »
Le Manoir du Cap (Manoir Richelieu) :
« ... une fantaisie architecturale, un de ces
châteaux néogothiques centenaires construits à l'époque où les gens riches
voyageaient avec des malles de cuir vers les falaises du fleuve Saint-Laurent
pour des cures vacancières d'air frais et de vues panoramiques [...] où à cette même époque, la guerre, la famine
et le chaos social menaient sans garde-fous leur inavouable carnage. »
Le hall de l’hôtel :
« ... ressemblait à un pavillon de chasse
grand luxe. Des poutres de bois foncé quadrillaient le plafond très haut où
d'énormes chandeliers de métal de style médiéval étaient suspendus. La personne
qui avait dessiné les plans du Manoir une centaine d'années plus tôt avait de
toute évidence été saisie de cet enthousiasme pour le Moyen-Âge qui avait
balayé à l'époque le monde de l'architecture. »
La buvette de l’hôtel :
« ... une pièce sombre aux allures de pub
anglais du même style que le hall d'entrée, avec un long comptoir verni et des
fauteuils capitonnés moelleux. »
La route en direction de Charlevoix à la
hauteur de Québec :
« Tout de suite après Québec, un large
boulevard remplaçait l’autoroute : une série de feux de circulation
désynchronisés où les voitures se traînaient. »
Quelques personnages :
« Un petit groupe de valets en veston rouge
vif à queue de pie serti de boutons dorés attendaient les clients du haut de la
dernière marche. On aurait dit des maîtres de cirque à moitié morts d’ennui, espérant
la venue d’un singe ou d’un équilibriste pour égayer l’atmosphère. »
« Un petit homme aux cheveux gris qui semblait
s’être coiffé à l’aide d’un pétard... »
« ...
une grande femme aux cheveux noirs
impeccablement coiffés, un étrange mélange de force physique et d’apparat
féminin classique, On aurait dit une boxeuse qui tentait de camoufler sa
robustesse sous le déguisement traditionnel de la féminité. »
Un
visage : « un mélange de rouge
et de blanc – on aurait dit une de ces grosses fraises qui poussent en
Californie, celles qui ne goûtent rien. »
« J’ai scruté le regard d’Irina pour tenter
d’y déchiffrer le fond de sa pensée sans y parvenir. Des tentures épaisses
avaient été tirées. »
« Notre supérieur nous a souri comme l’aurait
fait un requin, avec des yeux sans émotion de patient en institution
psychiatrique à qui on a demandé d’être sage ».
À moins qu’elle ne soit elle-même membre d’un
quelconque service d’espionnage, l’auteure a compilé une documentation
spécialisée et procédé au repérage des lieux pour fournir, tout au long du récit,
des détails troublants sur les outils et le mode
opératoire d’agents secrets ou d’influenceurs russes ou américains sur
le territoire nord-américain:
Attiser le complotisme :
« ... attiser les flammes des multiples
théories du complot [...] sur le Web
telles des infections galopantes d'impétigo. Le mouvement anti-vaccin [...]
une cible facile, toute destinée à la
manipulation : de nombreux groupes de discussion, des parents émotifs, des
histoires [à faire] pleurer. [...] des échanges déjantés sur le ‘’ deep state
‘’ et [...] des ‘’ preuves ‘’ que la FEMA, l'agence américaine
des situations d'urgence [construit] en
secret des camps de concentration. »
Fabriquer de fausses identités :
« De fausses identités ont déjà été créées
pour chacun de vous et ont été depuis plusieurs mois activées et renforcées par
une présence sur le Web. Des photos, des messages et des interactions sur des
comptes Instagram et Facebook existent déjà sous vos nouveaux noms. Tout
disparaîtra d'un seul coup dès que la mission sera complétée. Vous recevrez
également de faux documents qui vous permettront d'accéder au site. »
Les plastiques explosifs :
«
Certains étaient blancs, d'autres jaunes
ou orange foncé. Tous ressemblaient à des bâtons de pâte à modeler.
Quelques-uns étaient plus puissants que d'autres, et chacun d'eux était
manufacturé de façon presque exclusive dans un très petit nombre de pays, en
plus de posséder ses propres particularités. Le C4 était fabriqué
principalement aux États-Unis, en Serbie et au Royaume-Uni. Le Plastex en
Suisse. Le Semtex en République tchèque et en Israël. [Il] était insoluble dans l'eau et résistait à
des températures plus basses et plus élevées que celles que pouvaient supporter
les autres produits. [Il] était
composé de PETN - ce qu'on appelle communément du PENT -, un des plus puissants
explosifs connus, lequel, une fois incorporé au Semtex, est pratiquement indétectable.
»
La dissimulation d’une arme dans une
voiture :
« J'avais défait le Beretta en pièces
détachées, que j'avais placées dans des sacs de plastique et cachées dans la
voiture. Le canon et la glissière étaient dans une pochette rangée dans le
compartiment à gants en compagnie de la jauge pour la pression des pneus. Le
ressort et les plus petites pièces se trouvaient dans un sac collé avec de
l'adhésif à l'arrière de la pédale du frein de secours. La plus grosse pièce,
la crosse et tout ce qui venait avec, tenait avec du ruban adhésif
d'électricien sur le côté du réservoir de lave-glace sous le capot. Les
munitions étaient à l'intérieur des haut-parleurs. »
Les techniques de rabattage d'un agent double
et le jargon américano-britannique qui vient avec :
« MICE, l'acronyme de choix
en la matière, résumait parfaitement les leviers utilisés pour presser la cible
à la façon d'un citron : Money (argent), Ideology (idéologie) – ou Interest
(intérêt), selon le contexte –, Coercion (coercition), Compromise (compromis)
ou Constraint (contrainte) – cela aussi dépendait des circonstances – et Ego.
Les quatre ficelles du recruteur lorsque venait le temps d'amadouer la future
taupe ou le prochain transfuge. »
Le National Counterintelligence and Security Center (NCSC)
« ... un organisme qui attire des gens issus
des autres agences. Le travail qu'on y fait est essentiellement du
contre-espionnage, au degré le plus sophistiqué qui soit. Cela inclut la
défense contre les cyberattaques, la désinformation sur le Web et l'ingérence
par des nations ennemies dans le processus électoral. Tout ce qui se fait pour
déstabiliser les sociétés démocratiques. »
Sans oublier la référence directe au SVR, le Sluzhba Vneshney
Razvedki,
le Service des renseignements extérieurs de la fédération de Russie.
Les espions, tout comme les terroristes, sont
souvent en dormance dans la société où ils s’installent. Ils attendent d’avoir
des ordres à exécuter. « Alias Nina
P. » raconte comment cette dernière et ses parents
« adoptifs » se sont fondus dans leur nouvel environnement :
« J'avais onze ans [...] nous étions montés à bord d'un avion à
l'aéroport Domodedovo de Moscou [...]
et avions volé vers Chypre, où nous étions restés pendant six semaines et
avions cessé d'être Russes.
Le Service nous avait
remis de faux passeports français qui faisaient de nous des citoyens de l'Union
européenne. J'étais devenue Nina, la petite Française à la queue de cheval qui
lisait avec enthousiasme les aventures de Harry Potter, et Irina et Dimitri
étaient devenus Marie et Jérôme. À la fin de notre séjour, nous étions passés
par le Maroc pour jouer aux touristes pendant quelques jours, puis avions
traversé la Méditerranée en bateau jusqu'à Gibraltar: une petite famille
bronzée et heureuse, revenant d'une escapade au pays des Berbères. En Espagne,
nous avions loué une maison perchée sur les hauteurs de la Costa del Sol avec
une vue grandiose du littoral et pris beaucoup de photos. Puis, au mois d'août,
nous avions pris l'avion pour le Canada et emménagé dans notre nouvelle maison,
à Saint-Lambert. »
[...] Mes faux parents vivaient déjà en couple le
jour où je les avais rencontrés.
[...]
Je savais [que ma fausse mère] avait été recrutée par le KGB et qu'elle
avait reçu une formation en psychologie comportementale avancée à l'Institut de
psychiatrie Serbski de Moscou. Là où les spécialistes peuvent démanteler sans
bistouri le cerveau d'un patient et le remettre en place comme ils veulent. »
Même processus pour un autre agent russe :
« ... son travail était de m'aider à
m'acclimater à ma nouvelle vie aux États-Unis. De m'aider à comprendre comment
les Américains pensaient, ce qu'ils aimaient faire, ce qu'ils aimaient manger.
Elle et moi, on se promenait partout. Elle m'emmenait dans les magasins pour
que je puisse parler avec les gens ou les observer. Pour comprendre les
subtilités de leurs interactions sociales. Et le soir, on regardait la télé.
Seinfeld et des matchs de football. On s'amusait bien tous les deux. »
« ... cela allait nous permettre de développer
des amitiés avec d'autres parents et éventuellement de participer à des fêtes
d'anniversaire, et aussi à des rencontres à l'école. Tout le monde y a vu une
opportunité en or de nous intégrer à fond dans la communauté. Le Service nous a
acheté une maison, pas très loin de là où nous vivions. Un petit bungalow tout
propre.
On s'y est installés [...] et tout de suite, on est devenus amis avec
les voisins. C'est à ce moment qu'on est vraiment devenus Américains. »
La crédibilité du récit fictif repose sur des
événements réels, tels que la tenue du G7 à La Malbaie en 2018, ainsi que sur
des références à des événements historiques, comme la chute du mur de Berlin ou
encore la « perestroïka, une
illusion de paix ».
J’ai noté au passage cette mention que, chez
nos voisins du sud, les « dons
politiques substantiels sont souvent récompensés en offrant aux enfants des donateurs
un emploi de premier niveau dans une branche du gouvernement. C'est ce qui
explique les nombreux jeunes gens sans grand talent qui travaillent à
Washington. »
Et cet extrait qui n’est pas sans nous
rappeler les frasques d’un certain nouveau président à la longue cravate
rouge :
« Les services de désinformation travaillent
pour que les gens perdent confiance en leurs institutions. Qu’ils remettent en
question le journalisme et la libre pensée. Qu’ils doutent de leur système
judiciaire et de leur système électoral. »
Les scènes de combat, et en particulier celle
dans l’appartement de Theo, sont très réussies. Le chapitre décrit de manière
habile les effets de la surdose d’héroïne liquide et de la Naloxone sur la
personne intoxiquée, en les détaillant progressivement.
« Alias
Nina P. » est un roman divertissant, instructif et inquiétant. Une
suite est prévisible puisqu’elle a été publiée en anglais sous le titre de
« A Valual Asset » (2023). Elle est
annoncée en quatre mots à la fin du dernier des 22 chapitres. J’ai bien hâte de
suivre les aventures de cette espionne recrutée dans un orphelinat de Moscou,
les orphelins étant « toujours les
meilleurs recrues » comme l’affirme M, la directrice du MI6, dans le 25e
James Bond : « 007 Skyfall ».
* * * * *
Montréalaise, Chloé Archambault est passionnée de lecture et d’écriture. Elle y a étudié la littérature et l’histoire de l’art. En 1995, elle vend un scénario pour un court métrage et poursuit des études de droit. Elle disparaît dans le monde juridique pendant vingt-cinq ans, puis reprend l’écriture. « Alias Nina P. » est son premier roman. Elle rédige des récits en français et en anglais, mettant de l’avant une présence visuelle dominante grâce à l’importance accordée à l’image, une caractéristique distinctive de son style d’écriture.
Je tiens à remercier les éditions Flammarion
Québec pour l’envoi du service de presse.
Au Québec, vous pouvez commander votre
exemplaire du livre via la plateforme leslibraires.ca et le récupérer dans
une librairie indépendante.
Évaluation :
Pour
comprendre les critères pris en compte, il est possible de se référer au menu
du site [https://bit.ly/4gFMJHV],
qui met l’accent sur les aspects clés du
genre littéraire.
Intrigue et suspense
:
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Originalité :
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Personnages
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Ambiance
et contexte :
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Rythme
narratif:
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Cohérence
de l'intrigue :
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Style
d’écriture :
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Impact
émotionnel :
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