La revanche des bibliothécaires (Tom Gauld)

Tom Gauld. – La revanche des bibliothécaires. – Québec : Alto, 2022. – 180 pages.

 


Bande dessinée

 

 

Résumé :

 

Sous l’œil impassible du chat, l’auteur essaie – vainement – d’échapper aux affres de la création, aux spectres de l’échec et des réseaux sociaux et aux autres menaces surnaturelles de l’écrivain pour trouver le chemin du succès. Pendant ce temps, l’éditeur travaille à de nouveaux concepts : poésie pratique ; lectures d’été pour théoriciens du complot ; classiques résumés pour lecteurs pressés. Le libraire, lui, tient bon la barre entre les avalanches de cartons et les demandes impossibles de son alter ego infernal : le lecteur. Et les bibliothécaires ? Ils poussent leur chariot, sans bruit, seuls à savoir qu’ils dominent dans l’ombre ce petit monde qui s’agite en vain.

 

À grands coups de diagrammes, de schémas et de strips hilarants, c’est le portrait de l’univers du livre que Tom Gauld brosse, avec humour, finesse et intelligence. Lectrices, lecteurs, amoureuses et amoureux des livres : voici la nouvelle BD qui vient grossir la pile à côté du lit.

 

 

Commentaires :

 

Même si le titre de ce petit bijou d’édition fait référence aux bibliothécaires, seulement six des 150 bandeaux (strips à l’américaine) que regroupe cette anthologie les concernent directement, trois les libraires.

 

En fait, La revanche des bibliothécaires traite avec humour et sans malice du monde du livre : depuis l’idée originale d’un sujet, en passant par toutes les étapes de la création littéraire et du processus souvent pénible d’écriture des auteur,es jusqu’à la diffusion (libraires, bibliothécaires, prix et critiques littéraires) et à l’utilisation qu’en font les lectrices et lecteurs. Sans oublier l’incontournable jugement des éditeurs.

 

Le tout infecté, au passage, par la COVID-19, de laquelle émergent en page liminaire les bibliothécaires et quelques bandeaux plus loin le chat de librairie, et son impact sur la lecture : les statistiques des ventes de livres ayant démontré qu’au cours de ces trois ans de pandémie, jamais on n’a autant lu.

 

Publiés initialement dans le cahier littéraire du quotidien britannique The Guardian au cours des dernières années, ces micros récits, diagrammes, schémas... farfelus regorgent de trouvailles géniales telles que :

 

Les versions revues et corrigées de certains ouvrages :

 

·        Lectures d’été pour conspirationnistes : Des souris et des bonhommes verts (Steinbeck), La planète des moutons (Boulle), Le vieil homme et la CIA (Hemingway)...

·        Aux origines de romans classiques : Le jeune homme et la mer (Hemingway), Le premier des Mohicans (Cooper), Autant en sème le vent (Mitchell)...

·        Des romans revus et corrigés pour le lecteur moderne pressé : Cent minutes de solitude (García Márques), L’écume d’une nuit (Vian)...

·        Des romans féminisés : Les sœurs Karamazov (Dostoïevski), Les mines de la reine Salomon (Rider Haggard), Mort d’une commis voyageuse (Miller), Doňa Quichotte (Cervantès)...

·        Des classiques réédités avec de plus modestes ambitions : Le passable Mr Ripley (Highsmith), Le bonimenteur d’Oz (Baum), Gatsby le nul (Fitzgerald)...

·        Des romans revus et corrigés pour la saison estivale : Le vieil homme et la sieste (Hemingway), Jane AIRBNB (Brontë), Le crime de l’Eurostar express (Christie)...

·        Suggestions de lectures pour l’été 2020 : Autour de la maison en 80 jours (Verne), L’appel zoom de la forêt (London), Sur le canapé (Kerouac), Le confinement de Gulliver (Swift)...

·        Des romans classiques un brin plus optimistes : Vie à Venise (Mann), Douze hommes en liesse (Rose), La fiesta de l’Orient express (Christie)...

 

Le processus de création littéraire...

 

·        Générateur de famille excentrique pour romanciers : piquez au hasard une épingle dans le tableau pour chaque nouveau personnage.

·        Générateur de romans à suspense : choisissez une option dans chaque ensemble « qui poursuit qui ».

·        Algorithme générateur d’idées pour des histoires sur l’intelligence artificielle.

·        L’assistance par ordinateur pour la romancière moderne.

·        Inspirez-vous du confinement pour l’écriture d’un récit : choisissez un des sept ensembles et insérez chaque de leurs éléments dans le schéma « le premier élément  (ex. : un écrivain) » est piégé dans « le deuxième élément (une maison) » par « le troisième élément (un virus) ». Niveau avancé : Combinez les éléments pour créer un récit qui mélange les genres.

·        Choisissez votre propre aventure littéraire.

 

... ou de diffusion d’un nouveau livre :

 

·        Labyrinthe : aidez le nouveau livre à percer sur le marché.

 

M’ont aussi fait rigoler :

 

·        Comment savoir si votre chat s’intéresse, ou non, au roman que vous écrivez.

·        Une étude des strates de la pile chancelante de livres non lus à côté de mon lit.

·        Ma table de travail idéale / Ma véritable table de travail.

·        Notre librairie a rouvert ses portes ! Suivez ces six étapes pour acheter un livre en toute sécurité.

·        Mon année de lecture.

·        Temps durs pour l’écrivaine.

 

Il faut souligner le raffinement matériel de La revanche des bibliothécaires : un magnifique album à couverture rigide et à reliure cousue, imprimé sur papier haut de gamme (multioffset de 140 grammes) au format à l'italienne, l'équivalent du mode paysage en numérique.

 

Tom Gauld est un dessinateur et illustrateur écossais. En plus de publier sur une base hebdomadaire dans The Guardian, il collabore régulièrement avec The New York Times et le New Scientist. Il a aussi signé certaines des plus emblématiques couvertures du New Yorker. La revanche des bibliothécaires est sa neuvième publication, la cinquième aux éditions Alto de Québec après Vous êtes tous jaloux de mon jetpack (2014), Police lunaire (2016), En cuisine avec Kafka (2017) et Le département des théories fumeuses (2020).


Originalité/Choix du sujet : *****

Intérêt :  *****

Appréciation générale : *****


Le chat qui voulait sauver les livres (Sôsuke Natsukawa)


Sôsuke Natsukawa. – Le chat qui voulait sauver les livres. – Paris : Nil, 2022. – 201 pages.

 


Conte

 

 



Résumé :

 

Rintarô Natsuki, lycéen flegmatique, est sur le point de fermer la librairie héritée de son grand-père quand il reçoit une visite inattendue. Au milieu des livres, il découvre un gros chat brun tigré, un chat qui parle ! Et ce félin exprime une requête plutôt inhabituelle : il demande - ou plutôt exige - l'aide de l'adolescent pour aller sauver des livres. Le monde serait en effet peuplé de livres solitaires, non lus et mal aimés que le chat et Rintarô se doivent de libérer de leurs propriétaires négligents.

 

Le duo atypique se lance alors dans une quête périlleuse au cœur de labyrinthes extraordinaires....

 

 

Commentaires :

 

Si vous aimez les livres, les librairies, les bibliothèques... et la littérature, vous trouverez matière à réflexion sur le pouvoir des livres dans ce conte philosophique japonais, le parcours initiatique et de développement personnel d’un adolescent héritier de la librairie d’occasion de son grand-père. Un court opus en quatre chapitres qui prennent presque la forme de quatre nouvelles sur un même thème : l'importance des livres dans notre vie, ce qu'ils nous apportent au quotidien, leur valeur intellectuelle et de divertissement, et même l'impact qu’ils peuvent avoir sur notre individualité.

 

L’ouvrage est divisé en quatre chapitres au cours desquels le protagoniste, Rintarô Natsuki, voyage de dédale en dédale en compagnie de Sayo Yuzuki, la déléguée de sa classe, dans un environnement fantastique de mondes parallèles sous s’impulsion du chat Tigre replet et à la voix rugueuse qui veut sauver les livres. Une incursion dans l’univers de personnages qui n’aiment pas les livres, microcosmes desquels il semble ressortir comme d’un rêve, prenant conscience, à chaque étape, de ses forces, apprenant à mieux se connaître, à savoir ce qu'il souhaite être et devenir.

 

Première confrontation : Celui qui enfermait les livres.

 

Un lecteur qui veut tout lire, qui ne prend pas le temps d'apprécier ses lectures et qui refuse de relire un livre. Un homme qui enferme ses livres dans des bibliothèques vitrées. Très occupé, il n’a « encore lu que soixante-cinq volumes » sur la centaine qu’il dévore habituellement chaque mois. Lui qui possède 57 622 livres. Il n’a pas le temps de relire plusieurs fois le même ouvrage parce qu’il y a « dans ce monde une montagne de textes. Un nombre incalculable d’œuvres [qui] ont été composées par le passé et continuent de l’être au présent. » Pour lui, « une personne ayant lu vingt mille livres aura plus de valeur qu’une autre ayant lu dix mille. »

 

Deuxième confrontation : Celui qui découpait les livres.

 

Un chercheur qui pense que pour pouvoir lire plus de livres, il faut lire des abrégés au lieu de lire l'intégralité des œuvres. Aussi, maltraite-t-il les livres en les découpant pour les résumer. La lecture rapide n’étant pas suffisamment efficace, il s’est donné comme mission de publier des synopsis offrant la possibilité d’assimiler une centaine d’œuvres par jour et permettant aux « histoires en voie de disparition de laisser une trace sur notre époque moderne, tout en satisfaisant les attentes de ceux qui souhaitent assimiler des chefs-d’œuvre dans un temps limité. » Ce passage m’a fait sourire alors que je venais de lire un article publié le 20 juin 2023 dans le journal Le Devoir de Montréal et intitulé Le Québec fait-il encore trop de livres ?

 

L’interlocuteur imaginaire de Rintarô Natsuki, qui considère sauver les livres en les découpant, se justifie ainsi :

 

« Le synopsis est une sorte de résumé. Les personnes maîtrisant déjà la technique de la lecture rapide pourront encore maximiser leur vitesse de lecture en se procurant des synopsis ou résumés ne retenant que l'essence du texte. Bien sûr, un tel synopsis devra être dépourvu de tout terme technique, de toute tournure stylistique particulière ou de tout idiome savoureux.

 

Il conviendra de dépouiller l'écriture de toute individualité, de s'en tenir à des expressions banales et de peaufiner minutieusement le tout afin de le rendre facile à digérer. Ainsi, une œuvre dont la lecture prenait auparavant dix minutes n'en prendrait plus qu'une, par exemple. »

 

Dans ce chapitre, Sôsuke Natsukawa glisse une comparaison intéressante entre la musique et la lecture :

 

« La musique trouve sa place un peu partout dans notre quotidien : dans l'autoradio d'un chauffeur, le lecteur portable d'un piéton, la radiocassette d'un laboratoire, prête à nous apaiser à tout moment. Mais il n'en va pas de même avec les livres. On peut faire son jogging en écoutant de la musique, mais pas en lisant un livre. Je peux poursuivre mes recherches en savourant la Neuvième de Beethoven, mais je ne puis écrire d'essai tout en dévorant le Faust de Goethe. Cette loi aussi naturelle que pathétique est la raison profonde du déclin de l'écrit. Si je me consacre corps et âme à la recherche, c'est afin de secourir les livres promis à ce triste destin. »

 

Il en profite également pour égratigner le milieu académique japonais :

 

« Le monde croule sous les distinctions académiques. Le Japon est peuplé de « professeurs ». Essayez donc de crier ce mot, et vous verrez pas moins de quatre universitaires sur cinq se retourner, chacun avec le titre de professeur dans son domaine de recherche. De l'expert en lecture rapide à celui en sténographie, ce ne sont pas les professeurs qui manquent, ici. Chaque nouveau domaine d'étude apporte son lot de professeurs, qu'il s'agisse de rhétorique, de syntaxe, de style, de phonologie, de typographie ou encore d'évaluation de la qualité du papier. Vous aurez plus de chances d'isoler un non-professeur que d'identifier un professeur en particulier

 

Troisième confrontation : Celui qui liquidait les livres.

 

Un éditeur qui pense que seuls comptent les livres qui vont se vendre, les nouveautés, les livres qui n'imposent aucune réflexion. Un homme qui aime mal les livres, à la tête de « la Plus Grande Librairie du Monde, première maison d’édition à l’échelle de la planète ».

 

Sa pensée se résume ainsi :

 

« Nous sommes une grande maison d'édition. Chaque jour, nous fabriquons des montagnes d'ouvrages, que nous vendons à la société. Avec l'argent ainsi récolté, nous fabriquons encore plus de livres, que nous vendons à leur tour. Plus et plus et plus nous en vendons, plus nous accumulons d'argent. »

 

Pour lui, le livre est un bien de consommation...

 

 « Mon travail consiste à faire en sorte que ce bien soit consommé par le plus grand nombre à travers le monde. C'est un travail que je ne pourrais accomplir si je disais simplement aimer les livres. Quoi qu'il en soit. »

 

... qui doit répondre à ce que demande la société...

 

« Si nous publions des livres, ce n'est pas dans un but de transmission. Nous publions les livres que réclame la société. Peu importe le message à faire passer ou la philosophie à transmettre aux générations futures, les vérités cruelles ou complexes à révéler. Ce n'est pas ce qu'attend la société. Ce qu'ont besoin de savoir les maisons d'édition, ce n'est pas « ce qu'il faut transmettre au monde », mais « ce que le monde veut qu'on lui transmette. »

 

... ou les lecteurs...

 

« Pour les lecteurs cherchant juste le frisson, il n'y a pas mieux que des descriptions explicites de scènes violentes ou érotiques. Pour les personnes dépourvues d'imagination, il suffira d'ajouter la mention « histoire vraie » pour augmenter les ventes et faire grimper le chiffre d'affaires. »

 

... car seules comptent les ventes :

 

« Plus personne ne s'intéresse à la vérité, la logique ou la philosophie. Tout le monde est fatigué de vivre et ne demande qu'à être diverti et apaisé. Pour subsister dans une telle société, le livre doit s'adapter. [...] Peu importe le chef-d'œuvre, s'il ne se vend pas, il est condamné à disparaître [...] « ce n’est pas la profondeur [des] sentiments qui déterminera la valeur des livres. C’est le nombre d’exemplaires tirés. »

 

Quatrième confrontation : L’ultime dédale.

 

Dans ce dernier chapitre, après avoir argumenté avec le lecteur, le chercheur et l’éditeur pour les convaincre d’aimer véritablement les livres, le jeune Rintarô Natsuki décode finalement le leitmotiv de son grand-père sur le pouvoir des livres, « celui de la compassion » [...] « qui apporte courage et soutien à beaucoup de gens » :

 :

 

« Les livres nous apportent savoir et sagesse, valeurs et opinions, et bien d'autres choses. Apprendre de nouvelles informations est un plaisir, et il n'y a pas plus exaltant que de découvrir les choses sous un angle neuf. Pourtant, j'ai toujours senti qu'ils devaient abriter un pouvoir plus puissant, plus précieux encore. »

 

« Les livres nous donnent à lire les pensées de milliers de gens. Qui éprouvent de la souffrance, de la tristesse, du bonheur, de la gaieté... En découvrant leurs histoires et leurs propos, en ressentant leurs émotions, nous apprenons à connaître le cœur de notre prochain. À travers les livres, nous pouvons comprendre non seulement le cœur des membres de notre entourage, mais aussi celui de personnes habitant un tout autre monde. »

 

Dans cette apologie du livre et de la lecture, Sôsuke Natsukawa grossit jusqu’à la caricature certains lecteurs ou éditeurs en menant une charge contre les littératures populaires, dont entre autres les mangas, en idéalisant les livres, les lecteurs et l’écosystème de la littérature. Surprenant pour un auteur japonais, il met en évidence de nombreux livres de culture occidentale, de grands classiques de littérature et de philosophie. Mais ne cite aucun auteur de sexe féminin !

 

Le chat qui voulait sauver les livres dans l'esprit du Petit Prince de Saint-Exupéry se caractérise par une écriture simple dans un style presque épuré, à la japonaise, au rythme lent, au scénario répétitif d’un chapitre à l’autre.  

 

À noter la splendide couverture et le rappel du chat de l’arrivée, la présence et le départ du matou en quête de la force de Rintarô pour libérer les livres, présent dans la mise en page.

 

Médecin né à Osaka, Sôsuke Natsukawa est l'auteur de plusieurs romans dont Kamisama no Karute qui a reçu les prix Shogakukan Fiction et Japan Bookseller Award et qui a été adapté au cinéma. Le chat qui voulait sauver les livres, un succès de librairie, au Japon et à l’international, a été traduit dans 36 langues.

 

 

Originalité/Choix du sujet : ****

Qualité littéraire : ****

Intrigue :  ***

Psychologie des personnages :  ****

Intérêt/Émotion ressentie : ****

Appréciation générale : ****


Brébeuf (Catherine Côté)


Catherine Côté. – Brébeuf. – Montréal : Triptyque, 2020. – 236 pages.

 


Polar

 

 


Résumé :

 

Montréal, automne 1947. Léopold Gauthier, vétéran de la Seconde Guerre mondiale et ancien détective de la Sûreté de Montréal, a de la difficulté à réintégrer la vie civile. Après sept ans d'absence, Léopold devrait être heureux de son retour, de revoir sa conjointe Suzanne... mais quelque chose cloche.

 

Lorsqu'on demande à Marcus O'Malley, l'ancien partenaire de Léopold, d'enquêter sur le meurtre brutal d'un étudiant du collège Jean-de-Brébeuf, Marcus prie son vieil ami de lui prêter main-forte. Suzanne Gauthier, devenue reporter de crimes au Montréal-Matin, encourage Léopold à accepter l'offre de Marcus.

 

S'improvisant détective privé, Léopold se joint donc à Marcus. Mais lorsque les victimes commencent à se multiplier, l'enquête se transforme en course contre la montre pour arrêter le tueur qui cible les élèves des collèges de Montréal...

 

 

Commentaires :

 

J’avais bien aimé Femmes de désordre (2023). Comme on annonce une trilogie aux enquêtes de Léopold Gauthier, j’ai décidé de remonter aux sources avec Brébeuf, le premier roman policier de l’auteure montréalaise Catherine Côté.

 

En 1947, pendant sept jours, du lundi au dimanche, les événements entourant une série de meurtres sont racontés, ponctués par des intermèdes d’une consultation de Gauthier dans le bureau d’un psychologue le lundi entre 9 et 10 heures, où la trotteuse de la pendule « est coincée, elle oscille sans cesse au-dessus de la même seconde. Comme si le temps ne passait plus vraiment, qu’ils stagnait depuis un moment déjà ». Une belle association avec l’état d’âme du héros imaginé par Catherine Côté, de retour du front après six ans d’absence, indemne physiquement, mais confronté à ses cauchemars post-traumatiques :

 

« Vers la fin de la guerre, il ne dormait presque plus. Les Fusiliers se frayaient un chemin jusqu'à Berlin, libérant village après village. Avec son unité, Léopold vivait dans des maisons réquisitionnées par l'armée, en dedans, au sec, au chaud.

 

Il pouvait prendre des douches et il aurait pu se reposer, mais il passait plutôt la nuit à fixer le plafond et à penser à Suzanne et à se dire qu'il avait hâte de rentrer. Mais quand la guerre s'est terminée, il s'est aperçu qu'il avait perdu les plus belles années de sa vie en Europe, sans trop savoir pour quoi, et qu'il n'était pas prêt à rentrer à Montréal, à revoir ses proches, à répondre à leurs questions. »

 

Dans Brébeuf, l’intrigue policière joue un rôle secondaire. Et sa résolution n’a rien de spectaculaire. L’auteure montréalaise s’est davantage concentrée sur transformations majeures de la société canadienne-française dans les années glauques d’après-guerre. Elle y aborde, entre autres, l’émancipation des femmes découlant de l’absence des hommes partis faire la guerre en Europe :

 

Pour O’Malley, « la police n'est pas un milieu pour les femmes, et les mères devraient rester à la maison », lui qui «  était très réticent à l'idée [que sa femme] commence à travailler, après la naissance de leurs filles. Que c'est l'une des raisons pour lesquelles elle a fini par le mettre dehors. »

 

Le tout enveloppé dans un polar historique avec des références à des personnalités de l’époque (Roger Duhamel au Montréal Matin et Pacifique Plante à l’Escouade de la moralité) :

 

« L'Escouade est un service piloté par Pacifique Plante, un jeune procureur désirant purger Montréal de ses vices: la prostitution, les paris, les maisons de jeu. Même si le zèle de Plante ne fait pas l'unanimité, ses initiatives sont généralement bien accueillies... Mais ça, c'était avant que Pax Plante affecte des femmes à la nouvelle branche de son escouade: la Moralité juvénile. Accepter des femmes dans la police, c'est un beau projet politique pour certains, mais une grosse perte de temps pour d'autres. »

 

J’ai apprécié les détails apportés sur les origines et la psychologie de certains des personnages principaux que j’avais vus évoluer dans Femmes de désordre :

 

·        Marcus O’Malley, policier pas toujours net et porté sur la bouteille (accro au cigare, au café irlandais et au rye whisky dont le liquide doré trône sur la couverture de première) dont le père « s’est fait rabrouer toute sa vie par ses patrons à cause de ses habitudes de boisson ». Fils d’ouvrier qui n’a pas « fait d'études classiques, seulement l'école de police. Son père était un travailleur d'usine, il n'aurait jamais eu les moyens de le faire étudier, là ou ailleurs. Marcus aimait se bagarrer, en plus. Il s'est fait renvoyer de deux écoles différentes avant de décider d'arrêter l'école, tout simplement. Il avait sa dixième année. C'était assez pour rentrer dans la police. »

  

Avant la guerre, Léopold Gauthier et Marcus étaient de simples agents. Ce dernier est devenu sergent et a maintenant son propre bureau fermé : « Même aux premiers jours de leur entraînement, au gymnase de la police, Marcus fumait déjà le cigare. »

 

·        Léopold Gauthier, lui aussi fils d’ouvrier dont les parents ont économisé pour qu’il étudie à Brébeuf. Il a deux frères et une sœur. Son père vit à Toronto et sa mère est décédée. Avant la guerre, il était « agent dans l’équipe des meurtres de la Sûreté municipale. » Il en retirait une grande satisfaction : « les patrouilles de nuit, la Sûreté, les cris, les poursuites. Les montées d'adrénaline. Et l'impression de vivre pleinement. » Mais le retour à Montréal remet en cause sa carrière dans les forces de l’ordre. En l’impliquant dans son enquête, Marcus O’Malley souhaite lui redonner progressivement le goût « à la job de police » et, qui sait, à se transformer en détective privé.  

 

On apprend aussi que Léopold « a toujours eu une aptitude pour le dessin. Pendant la guerre, il traînait un crayon et un calepin dans sa poche, croquait les villes qu'il visitait, envoyait les feuilles à Suzanne par la poste le plus rapidement possible. [...] Pour lui, c'était surtout un moyen de capter les horreurs du conflit, de s'en débarrasser et puis de se dire que c'était fini, qu'il pouvait oublier désormais. Les souvenirs ne sont pas tous partis, mais il a continué à faire des esquisses. »

 

·        Suzanne Desmarais, journaliste de faits divers au Montréal Matin qui a aussi étudié dans un collège, issue d’une famille aisée comme on l’apprend de la bouche du père Thibodeau, directeur du collège Brébeuf : « Vous étiez bien mademoiselle Desmarais avant de vous marier, non ? Le nom de votre mari est beaucoup plus discret. Comme ça, les gens ne se demandent pas comment vous avez trouvé votre emploi.»

 

·        Adèle Dubosc de l’Escouade de la moralité à la Sûreté municipale qui, avec les autres femmes de son unité, qui n’ont pas le droit d’avoir d’armes, seulement des matraques, doit trouver sa place et s’imposer auprès de ses collègues masculins.

 

Catherine Côté égratigne aussi au passage le clergé prêt à acheter le silence des médias pour protéger la réputation du collège. On assiste à la manœuvre peu subtile du père Thibodeau sortant « une liasse de billets de sa soutane. » [...] « Suzanne jette un coup d'œil aux alentours, mais il n'y a personne. Il dépose la liasse de billets sur le bureau, la fait glisser vers Suzanne. Elle l'empoigne et compte les billets, les faisant rapidement passer d'une main à l'autre. Trois cents. Pas mal, se dit-elle. Il est sérieux, le père. » Et la journaliste d’empocher la rondelette somme !.

 

En finale, un clin d’œil au projet de trilogie de l’auteur, quand Suzanne déclare : « Paraît que Duhamel veut que j'écrive quelque chose à propos des maisons de désordre, dans le Red Light. On verra ce que ça donne. »

 

Résultat : une suite passionnante.

 

 

Originalité/Choix du sujet :*****

Qualité littéraire : *****

Intrigue : ***

Psychologie des personnages : *****


Intérêt/Émotion ressentie : ****


Appréciation générale : ****


Ta seule issue (Giles Kristian)


Giles Kristian. – Ta seule issue. – Paris : Harper Collins, 2023. – 329 pages. 



Thriller

 

 


Résumé :

 

Les ténèbres à perte de vue. Une tempête pour tout horizon. La mort qui rôde. Comment en sont-ils arrivés là ? Erik et sa fille avaient pourtant prévu un simple trek dans les montagnes norvégiennes. Un moyen de se retrouver, après le drame qui a brisé leur famille. Mais à cause d’un accident, leur voyage tourne au cauchemar. Alors qu’ils ont trouvé refuge dans une maison isolée, ils sont témoins d’un crime atroce. Le père et la fille doivent fuir à tout prix. Fuir pour survivre. C’est le début d’une traque sans merci à travers des étendues hostiles…

 

Une chasse à l’homme dans une nature brute et inhospitalière.

 

 

Commentaires :

 

En page liminaire, le ton de ce thriller des neiges est donné : « Si vous vous êtes déjà demandé jusqu’où vous seriez capable d’aller, ce livre est pour vous. » Ta seule issue est le premier thriller contemporain de l’écrivain anglo-norvégien Giles Kristian, une longue fuite à l’avant dans un environnement hostile pour échapper à un meurtrier dans un contexte de recherches scientifiques autour d’une source potentielle de pandémie. Un récit palpitant, parfois irréel, un suspense constant jusqu’à la finale insoupçonnée. Dans un décor presque surréaliste, où à 16 heures il fait déjà nuit : 

 

«  À la lueur de la lune, ils apercevaient de grands sapins se dressant tels des géants figés comme par un enchantement au cours d'une guerre très lointaine. Le doux rayonnement bleuté du manteau sur lequel ils se déplaçaient. Les surplombs rocheux frangés d'une glace aussi tranchante que des canines de vampire, ou plaquée sur les parois, en cascades suspendues, ou encore en coulées de lave inversée, comme issues d'une éruption polaire. »

 

« Les congères étaient si hautes autour de la cabane qu'elle semblait se faire lentement avaler, comme une offrande réclamée par la terre ou par une divinité des montagnes. »

 

Le tout écrit dans un style imagé comme l’illustrent bien ces deux exemples :

 

« ...oublier son propre cauchemar aussi pesant qu’un vêtement mouillé. »

 

« Des aurores boréales paraient le ciel d'éclats verts, jaunes et bleus, chaudes et paisibles comme le souffle des dieux. »

 

En annexe, l’auteur explique l’origine de son roman, lui qui a « passé de nombreuses vacances au bord d’un fjord » dans le chalet de sa famille « près de Bergen, sur la côte ouest de la Norvège, ou à skier dans les montagnes. » Il a trouvé son inspiration après une randonnée en 2003 avec son frère qu’il avait dû abandonner après quelques jours, manquant « d’entraînement et de technique en ski de fond. » En 2006, après cette aventure de ski de fond ratée, et à la recherche d’un sujet d’écriture, Giles Kristian a commencé à rédiger une première version de ce roman de survie, en situant l’histoire dans le futur, en 2020 : « un homme et son fils qui, alors qu’ils se baladent à skis, se retrouvent au beau milieu d’une opération des forces spéciales pour sécuriser une ressource pétrolière souterraine dans le cercle arctique. » Le scénario du récit a évolué, centré sur l’exploration « de la souffrance physique et de la volonté humaine de survivre, mais aussi de celle d'un autre thème : le deuil, la lutte d'un père pour réussir à lâcher prise, et la lutte de son enfant pour devenir adulte. »

 

Ta seule issue est l’histoire « de la lutte d'un père pour accepter que sa fille grandisse, pour accepter sa propre mortalité et sa propre faiblesse. L'histoire de l'ordre naturel des choses, de la façon dont le parent doit inévitablement se mettre en retrait tandis que l'enfant grandit et s'épanouit. Et aussi l'histoire d'une fille qui cherche la liberté tout en acceptant la mortalité de son père et la nécessité implacable de devoir affronter le monde sans lui. »

 

Ce roman, avec le personnage d’Hánas, fait aussi référence à la vie contemporaine des Samis, peuple autochtone du nord de la Suède, de la Norvège, de la Finlande et de Laponie, entre traditions et modernité :

 

« Le mode de vie semi-nomade des Samis est intrinsèquement lié aux saisons et, pour ceux qui gagnent encore leur vie en élevant des rennes comme le faisaient leurs ancêtres [...] tandis que le monde moderne continue d'empiéter sur leur mode de vie, il devient de plus en plus important de se raccrocher au passé. Ainsi, en tant que l'un des quelque six mille cing cents Samis de Scandinavie qui pratiquent l'élevage de rennes, Hánas a un pied dans le monde contemporain (il possède un téléphone portable, une motoneige, il a probablement une maison tout ce qu'il y a de plus moderne quelque part, équipée d'Internet et de la télévision) et l'autre, dans la culture traditionnelle de son peuple. »

 

Giles Kristian est l’auteur de romans historiques inspirés de sa famille, traduits dans une vingtaine de langues et vendus à plus d’un million d’exemplaires, fasciné par la guerre civile anglaise en retraçant le destin d’une famille divisée par ce conflit brutal dans The Bleeding Land et Brothers' Fury. Il est aussi le coauteur, avec Wilbur Smith, du thriller Golden Lion, un succès de librairie à l’international.

 

Dans les romans The Rise of SigurdGod of Vengeance (sélectionné parmi les meilleurs livres de l’année par The Times of London), Winter’s Fire et Wings of the Storm – il est retourné dans le monde des Vikings pour raconter l’histoire de Sigurd et de sa célèbre communauté fictive.

 

Au cours des années 1990, Giles Kristian a été le chanteur principal du groupe pop Upside Down avec quatre albums à succès jouant des concerts sur la même scène d’artistes tels que The Spice Girls, Take That, The Backstreet Boys et Eric Clapton !

 

Giles Kristian est un auteur de grand talent que j’ai eu le plaisir de découvrir. J’ai bien aimé Ta seule issue pour l’originalité du sujet traité, la qualité de l’écriture, le suspense entretenu de chapitre en chapitre.

 

 

Originalité/Choix du sujet : *****

Qualité littéraire : *****

Intrigue : ****

Psychologie des personnages : ****

Intérêt/Émotion ressentie : ****

Appréciation générale : ****