L’énigme du dépotoir (Daniel Lessard)


Daniel Lessard. – L’énigme du dépotoir. – Rosemère : Éditions Pierre Tisseyre, 2024. – 301 pages.

 


Polar

 

 



Résumé :

 

« L'énigme du dépotoir » est le 14e roman de Daniel Lessard et le 5e polar qu’il a écrit. Il a choisi d’associer une série de meurtres à un sujet d’actualité : l’immigration clandestine au Canada, en 57 chapitres. Cette intrigue met en scène une journaliste de Radio-Canada plus perspicace que les autorités policières impliquées dans une enquête qui s’enlise. Les corps sans traces d’ADN du meurtrier (quelle audace !) nourrissent le travail du médecin légiste. En toile de fond se déroulent les éternels conflits de juridiction entre la Sûreté du Québec (SQ) et le service de police municipal, dans ce cas précis, celui de Gatineau.

« Les enquêtes parallèles ne sont jamais faciles, le lien de confiance étant parfois ténu entre les deux corps policiers. La compétition est intense et les compétences sont jalousement  protégées. Certains agents de la SQ [...] se montrent très condescendants envers leurs collègues de Gatineau. »

Un stéréotype persistant dans les romans policiers québécois est celui de la saleté des domiciles des suspects ou des criminels.

« La maison est un véritable capharnaüm. Des vêtements sales et des chaussures usées traînent sur le plancher. [...] Des odeurs de friture et de fruits pourris saturent l’air. Une peau de banane jonche le sol. »

C’est aussi le cas des relations amour/haine entre les journalistes et enquêteurs ou des personnalités publiques clientes de prostituées : « un policier de la MRC-des-Collines-de-l'Outaouais, un avocat connu [,] un politicien municipal [...] un policier, un conseiller municipal et un enseignant spécialisé dans l’éthique ».

En général, le récit est plutôt lent, sans réel suspense, et il y a des redites sur les hypothèses et le passé des immigrants africains. Il accélère un peu dans les dernières séquences suivies d’un très long chapitre qui résume à lui seul les détails du scénario imaginé par l’auteur. Avec une publicité bien sentie pour le magasin Canadian Tire de la région !

Les protagonistes de la SQ forment une équipe à majorité féminine dysfonctionnelle qui interagit de manière inefficace dans un climat conflictuel. J’ai même espéré qu’un ou une haut gradé intervienne pour rétablir l’ordre. Faux espoir, hélas ! Je me suis aussi demandé si la cheffe d’équipe, enceinte, aurait dû dans la vraie vie être en congé de maternité durant ses dernières semaines de grossesse pour protéger sa santé et celle du bébé.

Dans l’ensemble, « L'énigme du dépotoir » est basée sur une compilation d’informations diffusées au cours des derniers mois par les médias québécois et qui sont soit reproduites dans les dialogues, soit citées par le narrateur omniscient. Dans les exemples suivants, on a parfois l’impression d’entendre ou de lire les topos accompagnés de statistiques de nos journalistes les plus en vue.

...l’immigration et ses impacts :

« sans immigrants, l’économie du Québec va s’effoirer. »

« Les immigrants ont le dos large, par les temps qui courent, réfugiés ou pas. La promesse du gouvernement canadien d'en accueillir 500 000 en 2025 a été mal reçue, non seulement au Québec, mais partout au Canada. Il y a de plus en plus de gens qui se plaignent qu'en pleine crise du logement on veuille accueillir encore plus d'immigrants, et qui dénoncent le manque de ressources pour les intégrer. Comme si les immigrants étaient responsables de l'incurie des gouvernements, entre autres, dans le logement. Même dans une ville riche comme Gatineau, des réfugiés dorment dans la rue. »

« Pour l’instant, c’est le chaos. Il y a près de 38 000 réfugiés reconnus au Québec, et ça pourrait prendre des années avant qu’ils obtiennent la résidence permanente. »

... la présence de nombreux immigrants illégaux :

« Pourquoi tant d'illégaux entrent-ils au Canada? Comment se fait-il que plusieurs d'entre eux puissent vivre presque normalement sans jamais être inquiétés? Pourquoi le gouvernement ouvre-t-il nos portes à tant d'immigrants ? [...] Les gens sont de plus en plus nombreux au Canada à tenir le gouvernement Trudeau responsable de la détérioration des relations entre les Canadiens de souche et les nouveaux venus. Mais je ne vous ai pas fait venir pour parler de politique. »

« Les sans-papiers [...] sont très nombreux au Canada. On parle de centaines de milliers de personnes, le gouvernement a perdu le contrôle. Et la bonne nouvelle, si on peut parler ainsi, c'est que le gouvernement hésite à déporter ceux qui sont bien installés et contribuent à faire rouler l'économie. »

... le racisme et le laxisme des fonctionnaires :

« À quelques reprises, il a craint d'être renvoyé dans son pays. Il a appris à composer avec les fonctionnaires, dont certains ne cachaient pas leur dédain envers les immigrants. Un employé de l'État, pourtant francophone, avait même refusé de lui parler en français, étalant un racisme éhonté qu'il ne cherchait même pas à dissimuler. » 

« Les services d'immigration du Canada et du Québec sont débordés, peu efficaces, un véritable fouillis ! Dans mon cas, jouissant du statut de réfugié et ayant suivi les voies officielles, ça m'a pris huit ans avant d'être accepté. Les fonctionnaires soutenaient que je n'avais pas de véritables raisons de fuir mon pays. » 

« ... à la vitesse que ces gens-là travaillent... » 

« ... les agents des services frontaliers ont tellement de chats à fouetter qu’ils vont probablement égarer ton dossier. » 

« ... Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada, c'est un gros bordel. Même Kafka ne s'y retrouverait pas, avec les nombreux conflits de juridiction entre Québec et Ottawa et les interminables atermoiements des fonctionnaires. [...] Avec un bon avocat, ça prendra des années avant qu'une décision soit rendue. Ce n'est pas demain la veille. » 

Sans oublier la protection de l’environnement : 

« Tout ça, c'est des lubies de fonctionnaire [...]. Avec leur maudite obsession pour l'environnement, on a les mains attachées. Défendu de déranger les p'tits oiseaux, les tortues pis toutes les autres bibittes inutiles. Il faut une enquête et un permis chaque fois qu'on plante un clou. » 

... les dangers de rouler sur l’autoroute Guy-Lafleur : 

« ... l'autoroute Guy-Lafleur est achalandée. Des camions, encore des camions. Sans compter les éternels travaux de construction. Approuvée après des années de blablas politiques, l'autoroute qui relie l'Outaouais aux Laurentides a finalement été construite, mais avec des voies contiguës sur près de 100 kilomètres. Les dépassements sont dangereux, les accidents, nombreux ; le prix payé par les contribuables pour avoir élu des politiciens à courte vue. » 

... les fusions municipales et l’augmentation de la criminalité : 

« Depuis qu'elle a avalé ses voisines, Hull et Aylmer, Gatineau se donne des allures de grande ville. Plus de 200 000 habitants, dont pas moins de 15 pour cent sont des immigrants, issus en grande partie des minorités visibles. Sans oublier les anglos qui comptent pour 12 pour cent de la population. Comme les nationalistes aiment à le répéter : un Gatinois sur quatre n'est pas ‘’ pure laine ‘’ ! » 

« À Ottawa et Gatineau, les gangs de rue et les barons de la drogue font la pluie et le beau temps. En réalité, la situation s'étend à toute la région de la capitale nationale. La violence n'a jamais été aussi élevée de l'autre côté de la rivière. Tous les jours, une fusillade éclate à Ottawa. » 

... l’aversion envers les politiciens : 

« La place de la banque est tranquille par ce beau dimanche calme, caractéristique d'Ottawa. Quelques touristes se baladent dans les rues avoisinantes, d'autres se dirigent vers les édifices du Parlement tout près. Un couple s'attend naïvement à apercevoir le premier ministre ou le chef de l'Opposition officielle. ‘’ Si on les voit, on va changer de trottoir ! affirme la jeune femme à son partenaire. Je ne peux pas les blairer, ni l'un ni l'autre ! ‘’ » 

Et n’ayez crainte, les gérants d’estrade sur X s’en donnent évidemment à cœur joie. 

J’ai noté au passage cette description d’un des personnages : 

« Aux tatouages qu'il a autour du cou, à sa boucle d'oreille du côté gauche et à une cicatrice couturée au menton. Il a des yeux d'un bleu violet étrange et parle avec un léger zézaiement. Il mesure six pieds, pèse plus de 200 livres et porte toujours des jeans et des bottes de cowboy. » 

L’auteur a jugé pertinent d’insérer les règles qui permettent aux enquêteurs de déterminer si une affaire relève d’un tueur en série ou d’une série de meurtres rituels. Il cite notamment les « exploits de l’Américain Jeffrey Dahmer et du Montréalais Richard Blass : 

« Le FBI a fait de nombreuses études sur les tueurs en série. [...] L'expression ‘’ meurtre en série’’, selon le FBI, c'est plus de deux meurtres par un même individu à intervalles distincts.

Donc, à partir de trois meurtres, on peut parler de tueur en série ?

[...] Selon les études du FBI, le tueur en série choisit ses victimes au hasard et cherche à ne pas laisser de traces. Mais il y a aussi ce qu'on appelle ‘’ des meurtres rituels ‘’ visant habituellement un groupe, par exemple les immigrants, les homosexuels, les femmes (comme dans le cas de la tuerie de l'École Polytechnique de Montréal par Marc Lépine). Le tueur en série, toujours selon les documents du FBI, n'est pas toujours un psychopathe, mais dans le cas qui nous intéresse, je crois qu'on a affaire à un psychopathe sadique. Les mutilations en attestent. » 

J’ai soupçonné le coupable dès le premier meurtre, et mes soupçons se sont avérés justifiés. En outre, les mentions de L'Église internationale de Bonne Nouvelle, un mouvement religieux d'inspiration chrétienne évangélique kényan qualifié de secte, ajoutent la réalité à la fiction imaginée par Daniel Lessard, comme on l’apprend en postface. 

En ce qui concerne le résultat de l’enquête, qui, soit dit en passant, se fonde sur un élément de preuve matérielle que tout le monde a négligé, je dois admettre que je n’y ai pas cru, étant donné la taille des deux adversaires. Les commentaires de la journaliste Marie-Lune Beaupré concernant cette histoire locale semblaient s’éloigner du style habituellement adopté pour les émissions en direct d’information sur RDI. 

En ce qui concerne la présentation du texte, il aurait été bénéfique de le fractionner dans plusieurs chapitres en utilisant des astérisques comme séparateurs, en fonction du déplacement de l’action. 

* * * * * 

Daniel Lessard est né à Saint-Benjamin, en Beauce. Après avoir terminé ses études classiques, il commence sa carrière à la radio en 1969 avant de rejoindre Radio-Canada Ottawa en 1972. En 1979, il est nommé correspondant parlementaire à Ottawa. Il est nommé chef de bureau à la Colline parlementaire en 1998, puis animateur de relève au Téléjournal-Le Point. En 2005, il reprend les rênes de l'émission « Les Coulisses du pouvoir ». 

Retraité de Radio-Canada depuis 2011, après y avoir œuvré pendant 39 ans, Daniel Lessard met aujourd’hui son expérience de journaliste au service de l’écriture. Il publie des romans historiques et policiers. Spécialiste du roman beauceron, il est l'auteur de la populaire saga en quatre volumes : « Maggie », « La revenante », « Le destin de Maggie » et « Le testament de Maggie). Il a aussi publié quatre autres romans historiques (« Le puits », « La Marie-Louise », « La dalle des morts », « Le p'tit docteur de Saint-François-de-Beauce ») et un recueil de nouvelles (« Zigoune et autres histoires du pays de Beauce »), tous situés dans sa région natale. Il a aussi publié cinq romans policiers (« Péril sur le fleuve », « La louve aux abois », « Enlèvement », « Crime parfait » et « L’énigme du dépotoir »). Daniel Lessard est Membre de l'Ordre du Canada. 

Je tiens à remercier les éditions Pierre Tisseyre pour l’envoi du service de presse. 

Au Québec, vous pouvez commander votre exemplaire du livre via la plateforme leslibraires.ca et le récupérer dans une librairie indépendante. 

 

Originalité/Choix du sujet : ***

Qualité littéraire : **** 

Intrigue : ** 

Psychologie des personnages : *** 

Intérêt/Émotion ressentie : **

Appréciation générale : ***


Le crime du garçon exquis (Ronald Lavallée)


Ronald Lavallée. – Le crime du garçon exquis. – Montréal : Fides, 2024. – 307 pages.

 

 

Polar

 

 

 

Résumé :

 

Matthew Callwood a fui les forêts sauvages du Nord canadien pour un continent de ruine et de boue. Alors qu’il pense avoir enfin largué sa vie de policier, une enquête troublante l’y replonge. Bertie Quilliams, un jeune soldat, est accusé d’avoir tué son rival amoureux à la sortie d’une maison close.

 

Si les généraux exigent des preuves qui mèneront le coupable tout désigné au peloton d’exécution, Callwood doute qu’il s’agisse d’une simple affaire de mœurs. Mais par où commencer sa mission quand la scène de crime est un vaste champ de bataille ? À qui faire confiance dans ce pays qui regorge d’espions ? Et puis, que vaut la justice des hommes lorsque tout le monde est complice de la plus grande tuerie de tous les temps ?

 

 

Commentaires :

 

« Le crime du garçon exquis » est un autre roman auquel je n’hésiterais pas à donner 6 étoiles. Bien que ce thriller captivant ne soit pas rempli de rebondissements inattendus, il se distingue par sa représentation authentique et poignante de la Première Guerre mondiale. Dès les premiers chapitres, l’auteur, Ronald Lavallée, plonge le lecteur au cœur de l’enfer des tranchées, où règnent les tirs d’artillerie constants, les conditions de vie difficiles et l’horreur quotidienne vécue par les soldats :

 

« Soixante hommes sales dorment dans une étable, épaule contre épaule, dans la paille ou à même la terre battue. Depuis huit jours, ils ne se sont ni dévêtus ni déchaussés. Ils sentent mauvais. Leurs uniformes sont raides de crasse. Les figures et les mains sont terreuses. Seuls les fusils sont propres: c'est le règlement. Ils dorment avec détermination, les poings serrés, prêts à casser la gueule à quiconque se mettrait en tête de les réveiller. »

 

Comme le souligne l’analyse de Michel Bélair publiée dans Le Devoir le 9 novembre 2024 :

 

« Bien au-delà de l’intrigue, c’est toutefois le ton du roman et la précision dévastatrice de l’écriture de Lavallée qui captivent tout du long. Sa description des tranchées et du sentiment qui habite les soldats entassés dans la boue, l’ébahissement frénétique de ces hommes face à l’intensité quotidienne qui les fait littéralement craquer, tout cela donne à son histoire une crédibilité totale soutenue par des personnages solides et attachants. Malgré la dureté du sujet, voilà un livre tout en nuances qui ne laissera personne indifférent. »

 

L’histoire se déroule en Flandre (Belgique), au printemps 1916, à l’approche de l’offensive allemande, tandis que l’ancien policier du Grand Nord, Matthew Callwood, personnage principal de « Tous des loups », a rejoint l’armée canadienne. Il reçoit la mission de mener une enquête « en cinq jours, six pas plus » afin de confirmer l’exécution d’un « garçon exquis » au sujet de qui une série de questions se soulèvent tout au long du récit. Quel acte criminel grave est reproché au détenu originaire des Cantons-de-l’Est ? Ses penchants homosexuels ou le meurtre qu’il aurait perpétré ou dont il serait l’auteur présumé ? La réponse se cache-t-elle dans la découverte d’un « carré de drap [qui] porte deux boutonnières… » ? Ou est-ce plutôt dans les ailes de deux moulins à vent ?

 

Dans sa quête de vérité, Callwood fréquente deux personnages du précédent roman, devenus ses camarades : Conrad Morneau (Moïse Corneau) et Frederick Simpson, un ancien joueur de polo qui lui a volé sa fiancée, Pamela.

 

Je ne m’étendrai pas davantage sur le récit soigneusement élaboré par Ronald Lavallée, qui met en évidence les compétences littéraires exceptionnelles de l’auteur, grâce à une documentation approfondie.

 

L’armement :

 

La baïonnette française qui « laisse une trace particulière » : « ... quelqu’un, un jour, a dessiné cette arme, lui a donné la pointe et les arêtes précises pour transpercer la peau et les organes, pour refermer la plaie en se retirant... ».

 

Les ballons d’observation et les aérostiers, « étoile stationnaire [qui] s’allume et s’éteint à mi-ciel » ; les fusils Lebel et Ross ; les bicylindres Douglas ; les bombes faites « avec des boîtes de confiture de prunes » ; les « grenades en forme d’ananas » ; et les nouvelles armes qui sortent tous les mois : « Les gaz, les lance-flammes, les fusées électriques: il va venir un moment où plus personne ne pourra faire la guerre. Parce qu'on va se massacrer tous. »

 

L’habillement des soldats :

 

« La plupart des soldats au parapet ne portent que la traditionnelle casquette de laine. », les montres à radium, les casques d’acier dans les tranchées. 

 

L’environnement olfactif et sonore :

 

L’« odeur de chimique et de pourriture » qui se mélange à celle omniprésente des gaz d’échappement des véhicules.

 

« L’air se teinte d’une odeur de charogne ».

 

« Une alouette fuse vers le ciel et mitraille le pré de ses notes extatiques. Des canons lointains tonnent derrière le petit bois. »

 

« Les moustiques violonent. Les hirondelles et les martinets sillonnent le ciel pâle en poussant leurs chants de crécelle. »

 

« Le chant des grenouilles devient incommodant. Un vrai vacarme. [...] Si les coassements avaient été aussi forts le soir du meurtre, on aurait pu ne pas entendre un coup de revolver depuis la ferme. »

 

« Un rossignol, de l'autre côté de la toile, s'est égosillé toute la nuit. Le chant du rossignol est joli pendant une minute ou deux. Mais ces trilles extatiques lancés dans la nuit noire, coupés de silences étonnés, comme si l'oiseau captait un message de l'autre monde, sa manière d'y répondre par un long sifflement mélancolique, finissent par peser sur l'âme. »

 

Le quotidien des soldats :

 

« On rentre la tête dans la tranchée, comme un chien de prairie dans son terrier » alors que les officiers se tiennent loin des unités de combats.

 

 « Vous êtes dans la tranchée. Vous tirez à travers la fumée sur une masse d'hommes mouvante. Le terrain est tout retourné. Quand on porte le masque à gaz, on ne voit rien. On ne sait plus si on fait feu sur un Allemand ou sur un tas de boue. » 

 

« Sur toute la ligne des Flandres, jamais une journée sans attaque ou contre-attaque. Mines pour mines, gaz pour gaz, grenades pour grenades. Il se perd un millier d’hommes par jour dans le secteur sans qu’il y ait d’offensive majeure. Au QG, on appelle ça du ‘’ gâchage ‘’ ».

 

« Au début de la guerre, les officiers ennemis pouvaient conclure une trêve pour récupérer les blessés et les morts. Ça se fait moins. On s’accuse, de part et d’autre, d’avoir tiré sur les secouristes. »

 

L’existence de bordels réservés aux officiers, « une faible lampe bleue » à leurs fenêtres ou rouge pour les simples soldats.

 

L’alimentation :

 

Au Collège Saint John’s House où a étudié Matthew Callwood : « ...  les petits pois gris en conserve, les œufs morveux, la purée de pommes de terre délayée à l'eau, ou les tranches de corned-beef rissolées dans la poêle, [...] le foie-de-bœuf aux oignons, ces lambeaux noirâtres, doucereux, truffés d'artères invisibles qui craquent sous la dent et vous donnent le frisson. »

 

Dans les tranchées ou au camp militaire : le café qui goûte le chlore ; le « gras ragoût de mouton et [les] fayots » ; les morceaux « de mouton combatif » ; les lampées de rhum matinales ; et, pour les officiers des rôtis de porc ou, au déjeuner, « biscuit marin et bacon avec beaucoup de graisse, le mets préféré de la troupe. Prunes confites pour le transit. Et pour secouer les neurones, un thé noir, sirupeux, sucré, qui est le bienvenu. »

 

Les descriptions de lieux :

 

« Des centaines de tentes cloches ont poussé à la place des betteraves. »

 

Le « bois tapissé de jacinthes bleues ». Même « les fleurs sauvages ont un petit air cultivé. » Elles « vont se faner ; elles en sont à leur dernière journée de gloire. Comme si elles avaient attendu l'arrivée du lieutenant pour laisser tomber leurs robes somptueuses. »

 

« Le chêne sous lequel ils s’assoient fait lever un monticule ... [et] ... offre une douce pente bien drainée contre laquelle s’incliner. [...] fait aller ses yeux sur les fleurs sauvages qui profitent avec joie de la disparition des vaches. »

 

Une maison flamande : « Murs épais passés à la chaux. Poutres noircies par les lampes à pétrole. Âtre en briques encrassées de suie. Meubles locaux en bois lourd, cirés et polis par des générations de rudes mains féminines. Mais contrairement aux autres maisons flamandes où il est entré, pas un crucifix, pas une madone, pas le moindre saint aux couleurs naïves. »

 

« Il est dans la zone de tir des canons ennemis. Les champs retournés par les obus flamboient; les coquelicots sont en fleur.

Jamais il n'y en a eu autant. Les paysans ne les toléraient pas dans leurs cultures. À présent, les fleurs sanglantes sont partout, formant des rivières écarlates dans les champs désertés.

Les hommes disent que les coquelicots se nourrissent du sang des morts. C'est injuste. La plante raffole des sols dérangés, voilà tout. On prétend que les obus, en éclatant, enrichissent la terre de nitrates. »

 

Les descriptions de personnages :

 

« Cheveux roux, cou brûlé au rasoir, pomme d’Adam d’exception, oreilles diaphanes prenant le large. »

 

Il « entre dans la maison et prend sa place sans un mot. Il apporte à table un petit parfum de sueur de cheval. »

 

La découverte de nouvelles expressions :

 

·        « Courir la bouline » : punition qui consiste à faire passer un délinquant entre deux haies d’individus qui le frappent avec des garcettes ou boulines.

·        « Munitionnette » : femme travaillant dans une usine d’armement en temps de guerre.

·        « Batman » : serviteur d’officier, du français « homme de bât ».

·        « Maconochie » : ragoût en conserve qui entre dans les rations des soldats.

·        « Redcaps » : casquettes rouges de la police militaire britannique.

·        « Montre-bracelet pour gaucher » dont la « couronne [est] située de l’autre côté du boîtier. »

·        « Berdaches » : travestis sioux.

·        « Gotha » : bombardier biplan allemand.

·        « Dixies » : sorte de sceaux fermés remplis de ragoût.

·        « Sceau à charbon » : casque d’acier des soldats allemands appelés ainsi par les Britanniques.

 

Malgré le côté sombre et parfois insupportable du récit (comme cette scène à la page 159 d’un mulet pris au piège dans un trou d’obus), Ronald Lavallée a incrusté quelques touches d’humour comme l’illustrent bien ces extraits :

 

« Ils aiment tout ce qui vient de l’Écosse, sauf les Écossais ».

 

« L’accent canadien c’est... c’est large, c’est flamboyant, c’est comme la Normandie en plus rigolo. »

 

Il « passe comme l’éclair entre le camion et les énormes roues de fer de l’obusier. Il récolte des insultes au passage, dont un ‘’ tabarnâk ‘’ bien senti : il a rejoint le 22e bataillon du Québec. »

 

« – La prochaine fois qu’il y aura une guerre, je propose qu’on la tienne en Saskatchewan. On aura les pieds au sec, tout au moins.

– Le défi sera de trouver des gens prêts à s’entretuer pour la Saskatchewan. »

 

On découvre aussi les récentes avancées en matière de transfusion sanguine réalisées à l'époque aux États-Unis.

 

« Les médecins de l'armée de Sa Majesté procèdent encore par transfusion directe entre donneur et receveur, sans trop se soucier des groupes sanguins, avec incision ouverte des veines et coagulation partielle du sang dans le tuyau de caoutchouc entre les deux bras. Le docteur Tupper, lui [qui a étudié à New York], fait transiter le sang dans une bouteille stérilisée, paraffinée pour éviter la coagulation. Il n'a pas besoin de la présence physique du donneur et peut contrôler très exactement le volume de sang transmis. »

 

Sur les « plaisirs » des déplacements en aéroplane :

 

« Callwood lui parle du bruit insensé du moteur, de la flexibilité des ailes qui tressautent en vol et qui ont l'air de vouloir se détacher, du sentiment de déraper quand l'avion s'incline, des trous invisibles qui truffent le ciel — « Hein! des trous!» -, qui vous font perdre vingt mètres d'un coup en vous décrochant l'estomac. »

 

Et en ce qui a trait à certains aspects culturels :

 

« Pour un Européen, se donner le bras entre hommes est tout naturel. Mais pour un Canadien, c’est gênant en diable. »

 

Finalement, j’ai noté quelques passages notables :

 

« Des fleurs de fumée grise, chacune s’ouvrant sur un œil de flamme, survolent les crêtes. »

 

« Une rivière d’étoiles s’allume au-dessus de la tranchée. »

 

« La longue Molly [monture de Callwood] a une allure chaloupée qui vous berce comme un landau sur ressorts. »

 

« Une voix ensommeillée s’élève d’une couverture couleur de glaise. »

 

« On n’endure pas de voir les animaux souffrir. Mais quand un blessé chiale trop, on lui dit de la fermer ».

 

« Le chemin le plus bref entre deux preuves [...] est parfois un long détour. »

 

Quel hasard de terminer la lecture de ce thriller captivant juste avant le 11 novembre, date anniversaire de l'Armistice qui a mis fin à la Première Guerre mondiale, célébrée chaque année en Europe et dans les pays du Commonwealth.

 

* * * * * 


Ronald Lavallée, qui a été journaliste et réalisateur à Radio-Canada, est l’auteur de plusieurs livres. Il a remporté le prix Champlain pour son roman « Tchipayuk » et le prix St-Pacôme du meilleur roman policier pour « Tous des loups ». Il réside dans les Cantons-de-l’Est au Québec.

 

Je tiens à remercier les éditions Fides pour l’envoi du service de presse.

 

Au Québec, vous pouvez commander votre exemplaire du livre via la plateforme leslibraires.ca et le récupérer dans une librairie indépendante.

 

 

Originalité/Choix du sujet : *****

Qualité littéraire : *****

Intrigue :  *****

Psychologie des personnages :  *****

Intérêt/Émotion ressentie :  *****

Appréciation générale : *****


Une mémoire de lion (Guillaume Morrissette)


Guillaume Morrissette. – Une mémoire de lion. – Laval : Saint-Jean éditeur, 2024. – 414 pages.

 

 

Polar

 

 

 

Résumé :

 

Juin 2023. Padou, un homme aux compétences sociales limitées qu’on voit beaucoup à vélo dans Trois-Rivières, se commande un Blizzard au Dairy Queen de la rue Royale. Il présente une carte de crédit. Transaction refusée.

 

Au même moment, Paul Sioui, policier de la Sûreté du Québec à Cap-de-la-Madeleine, reçoit le signalement d’une tentative de fraude. On vient d’essayer d’utiliser la carte Visa de Marie-Julie Lebel, qui se serait noyée dans le fleuve Saint-Laurent en août 1995.

 

Que faisait Padou avec la carte de crédit de la disparue ?

 

Vingt-huit ans après cette mystérieuse disparition, les enquêteurs Gary Demers et Paul Sioui unissent leurs forces à celles des agents Brigitte Soucy et Jean-Sébastien Héroux, souhaitant fermer une fois pour toutes ce vieux dossier. Mais comment ouvrir le dialogue avec Padou et le lion en peluche qui lui sert d’interprète ?

 

 

Commentaires :

 

Guillaume Morrissette conclut sa note de remerciements en souhaitant « J’espère avoir réussi à vous faire évader un peu ! »

 

Pour une évasion, c’en est une belle ! J’ai lu d’un trait ce tourne-page où je n’ai pas pu décrocher de l’intrigue, une enquête procédurale hors du commun :

 

« Ce qu’on fait [...], c’est pas mal le contraire de tout ce qu’on enseigne en matière de procédures d’enquête ».


Son dénouement repose sur un témoin insolite. L’ensemble est très crédible. L’auteur s’est notamment renseigné auprès d’intervenants du milieu : « le sergent-détective Dominic Roberge, de la Sûreté du Québec, que j’ai inondé d’appels, car je voulais tout savoir de son métier » et « Pierre Allen, magistrat ».

 

Tout d’abord, « Une mémoire de lion » est un polar qui met en scène des enquêteurs de la Sûreté du Québec et du Service de police de Trois-Rivières. Pour une fois, ces détectives collaborent étroitement, ce qui procure une grande satisfaction à leurs protagonistes :

 

« Sur la courte route du retour entre le poste de la SQ et celui de la police municipale, Héroux se fit la remarque que les forces policières gagnaient beaucoup à collaborer. »

 

Et que dire de ce témoin sympathique dans la cinquantaine, autiste (atteint d’hypermnésie, de mémoire eidétique ou du syndrome du savant) qui possède tous les détails « encodés » dans son cerveau sur les événements qui se sont déroulés 28 ans plus tôt. Une idée de scénario audacieuse nous laisse ébahis devant un Rainman québécois dont les chiffres, les odeurs, les visages, les plaques d’immatriculation, les distances (de la Terre à la Lune : 384 400 km), les dates de naissance (Albert Einstein : 14 mars 1879), les heures précises (heure de sa première rencontre avec quelqu’un : 1 h 10 minutes !!!) et même les caractéristiques des éléments chimiques sont profondément enregistrés dans sa mémoire prodigieuse.

 

« ... son cerveau fonctionne comme une base de données, faut juste que tu utilises la bonne requête. »

 

Pour passer un bon moment, notez sur un carnet un petit tableau qui indique, au fil des révélations, quelle personne est liée à quel numéro dans une série chronologique.

 

« 318. Un homme seul. 320, un couple en pleine conversation. D'un coup, 328. Un groupe. Non, 331.

Ils parlent fort, ils s'amusent. Ils s'approchent de l'eau.

Cinq garçons. Six filles.

328 s'éloigne vers la gauche. 325 se dirige vers le stationnement. Il s'assoit. 321 et 327 s'embrassent. 332, un homme qui marche rapidement. 335, deux hommes et une femme. Une BMW blanche passe devant Padou et se gare dans le tout dernier espace, face à l'eau. 325 se lève et se rend à la fenêtre côté passager du véhicule.

On entend une conversation. 328 s'approche à son tour. »


Le titre « Une mémoire de lion » évoque une peluche chérie par l’autiste Padou (Patrice Douville) qui sert de « façade entre le monde normal » et le sien. Il s’agit d’Aslan, le protagoniste principal de la série de sept romans de fantasy pour la jeunesse « Monde de Narnia », écrite par l’Irlandais Clive Staples Lewis.

 

L’intrigue parfaite, écrite dans un style fluide, se déroule sur 67 chapitres organisés chronologiquement. L’enquête débute le 12 juin 2023 et se poursuit jusqu’au 16 juin 2023. Elle révèle progressivement des indices et des preuves qui se confirment grâce à des événements survenus les 18 et 19 août 1995 au Parc portuaire de Trois-Rivières et en 2003, ailleurs dans la région. Elle remonte également dans l’enfance de Padou dans les années 1970 et 1980. Chaque chapitre est positionné sur une ligne du temps pour guider le lecteur.

 

L’histoire se déroule dans le centre-ville de Trois-Rivières. En quelques mots, l’auteur y installe le décor :

 

« Depuis que la municipalité avait décidé de transformer la rue des Forges, entre les rues Champlain et du Fleuve, en voie piétonnière, on avait l'impression que le tourisme avait explosé. Des terrasses pleines à craquer, des artistes dans la rue, des mendiants, des étrangers en visite, des spectacles un peu partout et même le Cirque du Soleil à l'amphithéâtre. »

 


Parc portuaire de Trois-Rivières

 

Tout comme dans de nombreux romans policiers, la numérisation récente des archives policières facilite les recherches dans les enquêtes passées :

 

« Regarde ça, proposa-t-il en tournant son écran d'ordinateur. Les fichiers numérisés, c'est la meilleure affaire qui nous soit arrivée. J'ai tous les événements consignés entre le 10 et le 30 août 1995, ici, dans un seul document. »

 

J’ai également remarqué ces deux passages particulièrement visuels :

 

« Les nuages n’avaient pas pleuré et le soleil était réapparu. »

 

« Dans un cri digne du légendaire guerrier écossais William Wallace, ce dernier hurla :

– Je le jure ! »

 

Je n’en dirai pas plus, si ce n’est de vous inviter à vous précipiter chez votre libraire indépendant pour vous procurer ou à emprunter auprès de votre bibliothèque publique ce roman fascinant de Guillaume Morrissette que le Journal de Montréal qualifiait en 2018 de « surdoué inépuisable ».

 

* * * * *


Chargé de cours à l’UQTR, , Guillaume Morrissette a obtenu le Prix d’excellence en enseignement, la plus haute distinction honorifique décernée à un chargé de cours, ainsi que le Prix des lecteurs du Salon du livre de Trois-Rivières en 2016  et 2017. La maison des vérités était son premier roman. Il fut suivi de la série de romans policiers mettant en scène l’inspecteur Héroux. Depuis son adolescence, cet écrivain polymathe est un membre actif de Mensa Canada. Il vit à Trois-Rivières.

 

Plusieurs de ses romans mettant en scène l’inspecteur Héroux ont obtenu plusieurs prix, dont le Prix du Premier polar, le Prix Coup de cœur du Club de lecture, tous deux de la Société du roman policier de Saint-Pacôme, le Prix Arthur-Ellis, le Prix des nouvelles voix de la littérature, le Prix AQPF-ANEL ainsi que le Prix Arts Excellence, catégorie Livre de l’année.

 

Je tiens à remercier les éditions Saint-Jean pour l’envoi du service de presse.

 

Au Québec, il est possible de commander votre copie du livre sur le site leslibraires.ca et de le récupérer dans une librairie indépendante.

 

 

Originalité/Choix du sujet : *****

Qualité littéraire : *****

Intrigue :  *****

Psychologie des personnages :  *****

Intérêt/Émotion ressentie :  *****

Appréciation générale : *****