Tout homme rêve d’être un gangster (Jean Charbonneau)


Jean Charbonneau. – Tout homme rêve d’être un gangster. – Montréal : Québec Amérique, 2013. – 280 pages.

 

Roman

 

 


Résumé :

 

Ainsi s’exprime Jérôme Ménard, celui qu’on surnomme « le roi de la Main ».  Sur le lit de mort de sa mère, il fait la promesse de veiller sur ce qu’il reste de sa famille, originaire du Faubourg à m’lasse. Déjà spécialisé dans le racket de la protection, Jérôme voit grand et souhaite se lancer dans la distribution d’héroïne pour assurer le bien-être des siens. Seule ombre au tableau : son jeune frère Georges travaille pour celui qui contrôle ce marché à Montréal… Quant aux femmes du clan Ménard, elles cultivent aussi leur part de rêves inaccessibles. Heureusement que la famille représente ce qu’il y a de plus fort quand tout le reste fait défaut.

 

 

Commentaires :

 

La période 1930-1950 à Montréal « la plus ouverte et la plus pourrie d'Amérique du Nord. « Little Paris », qu'ils disent aux États. [...] Tout ce cash à faire. Tous ces clubs en ville, avec les stars qui y viennent... » a été une source d’inspiration pour plusieurs auteur.es :

 

·        Maxime Houde [série Coveleski (2000-2021)] ;

·        Victor-Lévy Beaulieu [Montréal P.Q. (1992-1994) : feuilleton télévisé en 62 épisodes diffusé à la télévision de Radio-Canada] ;

·        Marie-Ève Bourassa [série Red Light : Adieu Mignone (2016), Frères d’infortune (2016) et Le sentier des bêtes (2017)] ;

·        Catherine Côté [Brébeuf (2020) et Femmes de désordre (2023)].

 

Jean Charbonneau s’est inséré dans cette séquence en publiant en 2013 ce « roman noir, roman historique et portrait social » très documenté, une immersion dans la vie quotidienne d’une famille de paumés de la paroisse Sacré-Cœur, les Ménard : un père alcoolique et violent, une mère plutôt bonasse qui doit être inventive pour nourrir sa progéniture – un fils qui partira faire la guerre, un deuxième qui deviendra le « roi du racket de protection » de la Main, un troisième impliqué dans la vente de dope, un autre accro à l’opium, une fille waitress et la petite dernière enfermée dans un pensionnat. Une brève saga dramatique entre 1928 et 1948 racontée avec une écriture cinématographique, comme si on côtoyait cette brochette de personnages de jour en jour.

 

La grande qualité de ce deuxième roman de Jean Charbonneau est très certainement son apport sur la description de la vie quotidienne dans l’un des quartiers les plus chauds de la métropole québécoise avec ses multiples références au contexte social, culturel, économique et politique de l’époque :       

 

·        les garçons qui jouent au hockey dans les ruelles ;

·        « le tramway [p’tit char] une espèce de char d’assaut orange [...] qui se met en branle dans un grand tintement de cloches [et qui] s’immobilise et les portes s’ouvrent, puis le marchepied de métal descend » ; « ...le crissement des roues des tramways sur l’acier des rails... » ; « l’assourdissant grincement de freins, les roues du tramway qui raclent le métal des rails dans un spectaculaire jaillissement d'étincelles » ; «  l'enchevêtrement de rails à l'intersection de Saint-Laurent et de Sainte-Catherine [qui] ressemble à une toile d'araignée géante. Les tramways de la Montreal Street Railway s'y engouffrent et en émergent dans une chorégraphie digne d'un ballet russe » ;

·        la mode de « ...dessiner une ligne avec un eye-liner le long de la jambe pour faire croire que l’on porte des bas de nylon... » ;

·        « ...la voiture du livreur de glace, la clochette et les sabots du cheval martelant le pavé » ;

·        les ampoules rouges au-dessus de la porte des bordels du Red Light ;

·        « L’entre-deux-fenêtres [qui] sert de glacière » ;

·        l’implication des fiers-à-bras dans le processus électoral ;

·        la congestion sur le boulevard Saint-Laurent « ...à cause des camions de livraison stationnés en double file. »

 

L’auteur a parsemé son récit d’objets, de lieux, de personnalités, de types de voitures, pièces musicales, de radio-romans et d’événements qui enrichissent le décor :

 

·        la Commission des liqueurs ;

·        les cigarettes Sweet Caporal et Lucky Strike ;

·        les juke-box dans les bars ;

·        La Charlotte prie Notre-Dame ;

·        les artistes de l’époque : Lily St-Cyr, Franck Sinatra, Cab Galloway, Jane Russell, Édith Piaf ;

·        le parc Belmont ;

·        les voitures de l’époque : Buick Roadmaster, Packard... ;

·        les lignes téléphoniques partagées à la campagne « ...tu sais jamais s’il y a d’autres personnes qui écoutent. » ;

·        le racket de la protection sur la Main : « Vous avez pas idée du nombre de délinquants et de bandits à la petite semaine qui rêvent de faire un coup d’argent facile en mettant la main sur la caisse d’un restaurant ou un magasin dans le quartier. »

·        la bière Dow ;

·        les box-men (les hommes qui travaillent aux tables de barbottes) ;

·        la langue collée sur le lampadaire en hiver ;

·        les pétards rouges ;

·        les clubs de danseuses : Le Paradis Terrestre rue Amherst, le Zombie, le Montreal Pool Room, le Débonnaire... ;

·        les radio-romans Rue principale et Séraphin Poudrier ;

·        les shylocks ;

·        la boutique de vêtements pour femmes Gaby Bernier sur la rue Sherbrooke ;

·        le bain Schubert au coin de Saint-Laurent et Bagg ;

·        les restaurants Le Richelieu, Le Grand-Palace coin Ontario et Saint-Laurent, le café Beaudelaire rue Saint-Dominique, le chic Ramona, le Chapeau Melon ;

·        les grenades (« des garçons, dix, douze ans, insèrent des billes ou des cailloux dans des balles de neige avec leur pouce [qui] peuvent pulvériser la vitrine d’une boutique ou faire paniquer un cheval en s’écrasant contre le côté de la charrette d’un vendeur de glace. » ;

·        le partage des business : le racket de la protection et la vente de la dope – héroïne) ;

·        la Main « ses clubs, ses putes, ses truands, sa saleté, sa sauvagerie, sa vulgarité, sa violence. » ;

·        la machine à écrire Remington ;

·        les cireurs de chaussures de la gare Windsor.

 

Jean Charbonneau plonge le lecteur dès les premières pages dans cette atmosphère glauque des années de misère sociale dans lesquelles évoluent les deux personnages principaux Jérôme et Georges. Il utilise la technique des analepses pour remonter à leur enfance dans le Faubourg à m’lasse avec « ses habitants [qui] sont tellement pauvres que, souvent, ils ne peuvent se payer que du pain sec et de la mélasse, des produits relativement bon marché qui remplissent la panse » ou que « les femmes du quartier avaient l'habitude, lorsque des barils de mélasse arrivaient, de se rendre sur les quais du port de Montréal munies de contenants. À la fin du transfert de la marchandise du navire au quai, l'opérateur de la grue, lui-même un résidant du quartier (comme la majorité des débardeurs), faisait semblant de laisser tomber le dernier baril par accident et les femmes se précipitaient sur la mélasse répandue au sol avec leurs contenants. »

 

Ces épisodes illustrent bien comment Jérôme et Georges Ménard se préparaient à réaliser leur rêve de devenir des gangsters pour s’extirper coûte que coûte du bourbier familial sans avenir dans lequel ils évoluaient, avec comme devise « Qui tue le loup en mange, qui le tue pas est mangé. »

 

En cours de récit, l’auteur en profite pour mettre en évidence la réaction négative des Canadiens français quant à leur participation à la deuxième Guerre mondiale et au traitement de ceux qui se sont enrôlés dans l’armée. Il y glisser aussi une prédiction qui s’avérera :

 

« Pourquoi t’es entré dans l’armée. C’est pas notre guerre à nous, ça. »

 

« Quand le vieux chameau à Mackenzie King a décidé de déclarer la guerre aux Allemands l'an passé, les Canadiens français auraient dû marcher sur Ottawa pour botter son gros cul mou de premier ministre plutôt que de joindre l'armée comme des moutons. J'en connais des gars qui se sont enrôlés et ils me racontent que les Canadiens français sont traités comme des nègres dans l'armée canadienne. Viens pas me faire chier avec tes osties d'histoires de devoir patriotique. Et puis cette guerre-là, elle va durer des années. Tu vas voir. Les Russes et les Américains vont s’en mêler et ça va être l'hécatombe. »

 

Au fil des chapitres, alors que se joue progressivement le drame inévitable, le récit est ponctué de descriptions à caractère pédagogique de lieux mythiques de l’époque (ce en quoi excelle Jean Charbonneau) :

 

Les barbottes :

 

« On ne peut à peu près rien y voir au début tant la fumée est épaisse. [...] Il s'agit en fait d'une salle dix fois plus grande que le club social. Cinq tables rectangulaires sont rassemblées au milieu. Des hommes les entourent. Ils parlent tous en même temps. Certains se tiennent aux bords de la table, d'autres serrent leur argent comme des faucons. Ils fument et suent et s'agitent. Des hommes en chemise blanche et cravate noire dans des enclaves au bout de chaque table dirigent les activités avec des mouvements rapides et des coups de gueule. Un des joueurs ramasse les dés et les lance à l'autre bout de la table. Les autres crient et jurent, alors que les hommes cravatés collectent l'argent des perdants. »

 

Les flophouses qui offrent un hébergement à très faible coût, un espace pour dormir et des commodités minimales :

 

« C'était affreux là-dedans. Tu peux pas enlever tes souliers le soir avant d'aller te coucher, de peur que quelqu'un te les vole. Faut que tu dormes plié en deux avec toutes tes affaires collées sur toi. T'as tellement peur que chaque petit bruit te réveille. Ça veut dire que tu te réveilles mille fois par nuit. Le pire, c'est les robineux. Un tas de merde de cheval dans la rue au mois de juillet sent la rose à comparer avec eux. Si par malheur il y en a un dans le lit à côté du tien, pas moyen de dormir. »

 

Les clubs de danseuses :

 

« Situé rue Amherst au sud de Dorchester, Le Paradis Terrestre est un club de danseuses qui attire toujours le même type de clientèle : ivrognes qui, soir après soir, crachent et vomissent sur le plancher recouvert de bran de scie après avoir avalé une eau-de-vie qui pourrait servir de décapant; marins avinés et violents; parasites sociaux toutes catégories confondues; prostituées de toutes tendances, inclinaisons et orientations sexuelles que personne, le moindrement sain d'esprit ou à jeun, n'oserait toucher. C'est un endroit à la Sodome et Gomorrhe condamné par l'Église catholique et par tous les bien-pensants en ville. »

 

Les patients de l’hôpital Saint-Jean-de-Dieu :

 

«  Il y a une vingtaine de patients dans la salle : une dame sur une chaise berçante, le regard fixe, se croisant et se décroisant les doigts sans cesse; une octogénaire assise sur une chaise droite tout près d'une des fenêtres, le cou incroyablement long et maigre couronné d'une tête échevelée avec des yeux noirs brillant comme des pierres volcaniques ; un homme dont le front repose sur la table à cartes à laquelle il a pris place, seul ; un jeune homme debout dans un coin de la salle, les bras croisés comme s'il portait une camisole de force, les lèvres pincées et les sourcils froncés ; une femme par terre, un fichu rose autour la tête, les bras encerclant ses genoux remontés ; un être effroyablement maigre longeant le mur du fond - impossible de déterminer s'il s'agit d'un homme ou d'une femme. Une dizaine de patients sont couchés sur le sol, endormis, assommés par les drogues qu'on leur refile. »

 

Une fumerie d’opium du quartier chinois :

 

« C'est une grande pièce aux murs recouverts de tentures de velours rouge avec des symboles chinois et des bêtes comme des dragons et des oiseaux fantastiques. Il y a quatre divans moelleux pour les clients. Souvent, il y a un musicien qui joue de son instrument, une espèce de mandoline avec un long manche. Tu te couches sur un des divans et la serveuse s'occupe de tout et elle t'apporte ta pipe. [...] Et puis entre les pipées, elle te sert du thé, du thé ou de la bière ou du whisky - comme tu veux. » Complété par la description d’une séance de consommation d’opium.

 

On pourrait aussi ajouter :

 

·        le déprimant dortoir du pensionnat Jeanne-Mance et la couleur des murs du parloir ;

·        le hall de l’hôpital Saint-Jean-de-Dieu dont les « murs sont tapissés de photos de monsieurs barbus et moustachus à l'air très sérieux, de même que de religieuses au visage encarcané dans une coiffe rigide » ; et sa statue de Saint-Jean de Dieu qui « a les cheveux courts et [...] est vêtu d'une toge ondoyante qui lui donne plus l'allure d'un patricien romain que du fondateur d'un ordre hospitalier du 16e siècle. De la main droite, il soutient un homme à demi effondré au sol. Sur le socle de la statue, le sculpteur a gravé : Heureux les pauvres en esprit, car le Royaume des cieux est à eux. » ;

·        la morgue dont le « mur du fond est constitué de quatre rangées de sept tiroirs, chaque tiroir identifié par un chiffre romain. Sur la table en métal au centre de la pièce, on devine un corps sous un drap blanc. Seuls les pieds en émergent et une étiquette est nouée à un des gros orteils. Il n'y a pas de trace de sang sur le plancher immaculé. À côté de la table, un chariot sur lequel est posé un plateau avec des instruments : des bistouris, une perceuse, une scie, des ciseaux chirurgicaux, des forceps, des éponges, des gants en caoutchouc. De même qu'un tue-mouches » ;

·        le guenillou : « Les mères de famille gardent leurs retailles de couture, leurs vieux vêtements, leurs vieilles serviettes et les glissent dans une poche de toile à l'entrée du hangar. Quand la poche est pleine, le guenillou est là pour l'acheter, ce qui rapporte un peu d'argent aux familles. »

 

J’avais beaucoup aimé SoBo, le plus récent roman de Jean Charbonneau. J’ai eu la bonne idée de retourner dix ans en arrière pour me procurer Tout homme rêve d’être un gangster dans lequel j’y ai retrouvé les mêmes préoccupations humaines et sociales. Je vous recommande d’en faire autant. L’exemplaire que j’avais commandé auprès de ma librairie indépendante, la librairie Pantoute dans le Vieux-Québec, m’a été livré avec un bandeau sur lequel Norbert Spehner, notre bon pape québécois du polar, qualifiait l’œuvre, révélation Saint-Pacôme 2013, de « découverte sans conteste ». Une mention bien méritée, à redécouvrir en 2023.

 

En terminant, j’ose ajouter ces deux autres extraits qui illustrent la qualité de la plume de cet excellent auteur.

 

« Ses mains et ses doigts sont si longs qu’ils pourraient s’attaquer aux 24 Caprices pour violon de Paganini. »

 

« Ses yeux ont la couleur et l’aspect gluant d’une huître. »


Vous pouvez commander et récupérer votre exemplaire auprès de votre librairie indépendante via le site leslibraire.ca.
 

 

Originalité/Choix du sujet : *****

Qualité littéraire : *****

Intrigue :  ****

Psychologie des personnages :  *****

Intérêt/Émotion ressentie : *****

Appréciation générale : *****