Le roi et l’horloger (Arnaldur Indridason)


Arnaldur Indridason. – Le roi et l’horloger. – Paris : Éditions Métailié, 2023. – 316 pages.

 

Roman

 

 

Résumé :

 

Au XVIIIe siècle, l’Islande est une colonie danoise, gérée par les représentants de la Couronne qui souvent usent de leur autorité pour s’approprier des biens, en profitant en particulier des lois qui condamnent les adultères à la peine de mort. Le roi Christian VII, considéré comme fou et écarté du pouvoir, traîne sa mélancolie à travers son palais jusqu’au jour où il rencontre un horloger islandais auquel a été confié un travail délicat. Une amitié insolite va naître entre les deux hommes. À travers la terrible histoire du père de l’horloger, le souverain va découvrir la réalité islandaise et se sentir remis en cause par la cruauté qui s’exerce en son nom.

 

Des ateliers du palais aux intrigues de la cour et aux bas-fonds des bordels de Copenhague, nous accompagnons ces héros dans leur recherche tragique et vitale.

 

 

Commentaires :

 

Le roi et l’horloger est un récit historique, un roman à la fois lumineux et noir qui a pour thème le temps passé et le poids des mensonges. Un scénario qui repose sur des personnages réels ayant vécu dans les sociétés islandaises et danoises du XVIIIe siècle. Une fiction imaginée avec la relation improbable entre un roi déchu, Christian VII, atteint de maladie mentale et un artisan horloger, Jon Sivertsen, au passé douloureux qu’il doit dévoiler bien malgré lui, en disant la vérité ou en s’autocensurant. Avec comme conséquence imprévue : une sorte de similitude ou de symétrie entre les destins des deux hommes.

 

Arnaldur Indridason s’octroie ici une pause dans l’écriture de thrillers et de romans policiers [21 titres publiés en français jusqu’à maintenant : la série du commissaire Erlendur Sveinsson (2005-2019), la série Kónrað (2019-2022) et la Trilogie des ombres (2017-2018)] pour coiffer son chapeau d’historien-romancier en ajoutant un quatrième roman indépendant après Bettý (2011), Le Livre du roi (2013) et Opération « Napoléon » (2015).

 

Comme le représente bien l’illustration de la couverture de première, l’horloge de Strasbourg fabriquée par Isaac Habrecht et conservée au British Museum, le temps est au cœur de cette horrible histoire qui débute avec la courte phrase « Le temps s’était arrêté » et se termine par ce constat implacable : « ... chaque pas que nous faisons en avant engendre un second qui nous ramène au passé ».

 

L’essentiel du drame se dévoile dans la dynamique des échanges entre les deux principaux protagonistes et qui portent sur les relations hommes/femmes et les mœurs sexuelles de l’époque en Islande, alors colonie danoise. Un chapitre noir de l’histoire sociale du peuple islandais où les autorités appliquaient des lois connues sous le nom de « Jugement suprême » réprimant cruellement, jusqu’à la condamnation à mort, les relations sexuelles hors mariage ou incestueuses et l’usurpation de paternité.

 

Même si le sujet est glauque, Arnaldur Indridason sait nous livrer des descriptions sublimes, comme celles relatives au raffinement artistique des outils de mesure du temps de l’époque, s’inspirant de l’horloge astronomique de la cathédrale de Strasbourg :

 

« Un cadran blanc et circulaire protégé par une coupole en verre où étaient inscrits des chiffres qu'il savait romains et une aiguille qui avançait si lentement qu'il la voyait à peine bouger et devait la fixer jusqu'au vertige pour en distinguer le mouvement. Le tout était installé dans une magnifique niche en chêne ornée de deux passereaux sculptés qui semblaient converser en surplomb de la vitre. »

 

« Jon n'avait jamais contemplé semblable trésor. Lui-même n'avait jamais vu d'objets façonnés avec une telle élégance, qu'ils soient gros ou petits, en laiton, en cuivre et en argent [...]. Chaque élément du mécanisme constituait une œuvre d'art aux yeux de Jon, quant aux liens complexes et à la manière dont ils fonctionnaient tous ensemble... »

 

« Au même instant, un cliquetis discret se fit entendre à l'intérieur de l'horloge d'Habrecht qui se mit alors en mouvement, comme actionnée par une main invisible.Toute la merveille prit vie sous leurs yeux: les Âges de l'Homme s'animèrent, l'Enfance céda la place à la Jeunesse, la Lune avança sur son axe dans le ciel, les Rois mages défilèrent avec dignité en se prosternant devant la Vierge Marie, la Mort approcha et sonna l'heure, le coq se dressa, déploya ses ailes et chanta comme s'il en allait au bout de sa vie, les clochettes du carillon se mirent à tinter... »

 

Et ces réflexions entre le roi et l’horloger sur le temps et sa mesure :

 

« Qu'est donc le temps? [...] Est-ce autre chose qu'une accumulation de souvenirs ? [...] Un passé que nous ne retrouverons jamais ? Maudit temps qui nous projette tous dans l'oubli ! [...] ... le temps passe plus ou moins vite. Souvent il avance si lentement qu'on le croirait immobile et, parfois, il est si rapide qu'on a l'impression qu'il nous échappe totalement. Toute chose périt et s'enfuit. [...] Y a-t-il des moments où il ne nous échappe pas ? [...] Il passe, nous en saisissons quelques fragments épars avant qu'il ne sombre dans le passé puis ne disparaisse avec nous sans épargner rien ni personne. Absolument rien. »

 

« Selon le philosophe grec [Aristote], le temps n'avait ni début ni fin, il engendrait des changements et, en l'absence de ces changements ou transformations, il n'existait pas. Saint-Augustin, un des pères de l'Église, affirmait que Dieu avait créé le temps en façonnant le monde et qu'avant la Création le temps n'existait pas.

La Genèse explique que le Tout-Puissant a d'abord fait le ciel et la terre et qu'il a poursuivi son œuvre les six jours suivants avant de se reposer le septième. C'est la première mesure temporelle. Mais que représentait une journée au royaume de Dieu ? Était-elle constituée de vingt-quatre malheureuses heures ? Et chacune de ces heures avait-elle une durée de soixante minutes ? Ou peut-être la plus petite fraction de seconde équivalait-elle à mille ans ? Et par conséquent, une heure à une éternité extraite d'une autre éternité ? Le maître de Jon lui avait dit que le temps n'avait pas de réelle signification avant que l'être humain n'entreprenne de le mesurer, de le diviser en unités et de le cerner par l'usage du calendrier. Ces unités de mesure avaient toujours été des créations humaines, et ce, dès le moment où les Chinois avaient mis au point le cadran solaire, mais serait-on un jour capable de définir la nature exacte, l'essence du phénomène ? »

 

De chapitre en chapitre, avec des retours sur son passé, l’horloger raconte ses histoires d’Islandais, celle de sa famille, des repris de justice, des « infortunés qui avaient enfreint les lois » un demi-siècle plus tôt dans une région pauvre de l’Islande, de pêche au requin, des « conséquences délétères des amours dissolues d’Irlandais », de vieilles affaires judiciaires, de relations hors mariage et de reconnaissance ou non d’un enfant qui n’est pas le sien. Pour informer le roi des injustices dont les siens avaient été victimes et de la mort atroce de son père et de sa mère annoncée dès le premier chapitre. Ce qui a pour effet de perturber l’équilibre de ce dernier et lui causer des tourments, déclencher des colères, le plonger dans la mélancolie, conscient des liens entre l’histoire de l’horloger  et les relations qu’il entretenait lui-même avec son père.

 

« Christian VII avait sans doute assez vite vu son propre reflet dans les actions des protagonistes, les paternités usurpées ou dissimulées et la mise au point du subterfuge. Le roi avait trouvé des fragments de lui-même dans les propos de Jon, ce qui expliquait sans doute pourquoi il tenait tant à l'entendre et posait une foule de questions sur ces aventures.»

 

Comme dans chacun de ses romans, Arnaldur Indridason insère d’éloquents portraits de lieux comme si on était et de certains de ses personnages même secondaires.

 

La beauté du Breidafjördur sous le soleil estival :

 

« L'air était parfaitement immobile, il baissa les yeux vers la mer lisse comme un miroir, toute parsemée d'îles, de presqu'îles et d'écueils. Sur l'autre rive du vaste fjord, la chaîne de montagnes du cap de Snafellsnes, les jolis cônes du volcan de Helgrindur et le glacier de Snafellsjökull surgissaient des flots, rougeoyants dans le soleil du soir. Au loin, on entendait le bêlement des moutons, le chant des oiseaux des tourbières et les cris des mouettes. Des oies volaient au-dessus du fjord, si près de la surface qu'on eût dit qu'elles l'effleuraient du bout de leurs ailes. »

  

Grimur le conservateur des archives du palais :

 

« Sa peau ressemblait aux documents jaunis qu'il conservait, ses cheveux hirsutes aux bords élimés d'un parchemin, et il avait des pellicules sur les épaules. »

 

Les chapitres de la mise à mort de Sigurdur et de Gudrun, le père et la mère de l’horloger, révèlent la cruauté inouïe de l’application des lois télécommandée depuis Copenhague par un monarque qui n’hésitait pas à menacer de représailles ses représentants, les baillis, et dénoncée par les Islandais :  

 

« Qui donc est censé nous juger, là-bas, au Danemark ? Qu'attendons-nous d'un pouvoir qui ne met jamais les pieds ici, ne connaît rien à notre terre, ne nous concerne pas et n'a que faire de nous ? De gens qui vivent dans un tout autre pays. »

 

Dans une entrevue accordée au journal Le Monde en mars 2023, Arnaldur Indridason déclarait que le « devoir de tout écrivain est de parler de sa société sans l’embellir ni l’avilir ». C’est aussi la responsabilité que ce maître du polar islandais a assumée avec cet excellent roman historique sur les injustices et les très difficiles conditions de vie dont ont souffert les habitants de son île au XVIIIe siècle et qui nous fait passer par toutes les émotions. Un voyage dans le temps que j’ai beaucoup aimé, écrit dans un style très imagé comme l’illustre bien cet exemple parmi tant d’autres :

 

 « ... il s’en alla en quelques pas aussi doux que la robe de chambre qu’il portait. »

 

 

Originalité/Choix du sujet : *****

Qualité littéraire : *****

Intrigue :  ***

Psychologie des personnages :  *****

Intérêt/Émotion ressentie : *****

Appréciation générale : *****