SoBo (Jean Charbonneau)


Jean Charbonneau. – SoBo. – Montréal : Druide, 2023. – 419 pages.

 


Roman social

 

 


Résumé :

 

Un traducteur indépendant et sa conjointe – à qui l’on vient d’offrir un poste à l’Université Johns Hopkins – s’établissent à SoBo, un quartier de la ville de Baltimore en processus d’embourgeoisement. Du toit-terrasse de leur appartement, Joseph observe les gens qui évoluent dans la rue et assiste à un chassé-croisé aussi fascinant qu’inquiétant. Autour du drug house de Crack Lady, grand-mère atypique au centre de tous les rackets, se croisent un adolescent délinquant, une grébiche déstabilisée par la transformation de son quartier, un policier peinant à faire régner l’ordre sur son territoire, des travailleurs sans-papiers révoltés, un accro aux drogues au cerveau calciné… Après quelques semaines, Joseph se trouve emporté dans un tourbillon d’événements bouleversants et souhaite rentrer à Montréal. Mais un retour en arrière est-il vraiment envisageable?

 

Commentaires :

 

La couverture de première et le titre du quatrième roman de cet auteur montréalais ne m’auraient pas attiré en librairie. Heureusement les Éditions Druide me l’ont proposé et je les en remercie de m’avoir fait découvrir cette « … fresque sociale d’une Amérique qui se cherche et saga d’un couple en proie aux doutes existentiels, professionnels et amoureux », un « récit haletant […] qui tourne rapidement au cauchemar. »

 

Jean Charbonneau campe ses personnages dans le quartier de South Baltimore (SoBo), « pas le coin le plus dangereux en ville » comme West Baltimore, mais « pas moins peuplé de vendeurs de drogue, de prostituées, de toxicomanes, d'ados déchaînés, de policiers gonflés à bloc, de résidents exaspérés, de jeunes professionnels tout juste débarqués et considérés comme des intrus. » À Baltimore, « une ville sudiste. Durant la Guerre de Sécession, même si le Maryland faisait partie de l’Union, les gens se disaient majoritairement contre les Yankiees d’Abraham Lincoln ».

 

On y fait la connaissance progressive d’un microcosme de personnages tous plus colorés les uns que les autres, résidents de Randolph Street que côtoient Joseph, Olivia et leur chihuahua noir et blanc à long poil, Pedro, nommé en mémoire de Pedro Martinez, lanceur étoile des Expos de Montréal. L’histoire débute le 6 mars 2007, date de l’installation du couple originaire de Villeray, Olivia ayant accepté un poste de chercheure au sein d’une équipe « d’universitaires qui se prennent très au sérieux » et pour qui « rien n’est plus important que leur carrière » et Joseph, traducteur à la pige de textes sans intérêt, alors que les États-Unis sont embourbés dans des conflits guerriers absurdes en Irak et en Afghanistan.

 

Leurs voisins s’y croisent au quotidien de façon plus ou moins cordiale :

  • Margot Kosnik qui prend le thé sur son balcon et son jeune fils Vinnie qui a découvert en Joseph un remplaçant à son père pour jouer à la balle ;
  • Madame McClinton, vieille dame atteinte de la maladie d’Alzheimer qui vit avec sa perruche Tweety et erre dans la rue sous l’œil protecteur de Margot ;
  • Floyd Amoun, surnommé Paranoide Floyd, adepte de caméras de surveillance et de micros-espions qui protège son fils Roland, ex-militaire revenu paraplégique d’Afghanistan et sa femme Clarisse ;
  • Frizzy (Frank Lombard) toxicomane gelé en permanence et petit voleur à la semaine et sa mère Grace ;
  • Leslie Kaysen, coordonnatrice de L’association des citoyens vigilants aussi nommée Big Brother Gang qui parcourt le quartier dans le but de dénoncer des actes criminels ;
  • la bande Barb Butkus, baptisée Crack Lady par Olivia : ses petits fils d’âge primaire, Tyler et Eddie « aux cheveux extrêmement courts avec une mèche qui leur tombe sur la nuque » et ses partenaires Droog et Harlem, « garde du corps, guetteur, agent de la circulation, revendeur et fier-à-bras au besoin » dont la description physique fait froid dans le dos : « Sept jours sur sept, il portait un survêtement Nike noir et une casquette des Raiders d'Oakland vissée sur la tête. Le collier en or autour de son cou était formidable de kitsch. Ses dents, qu'il affichait fièrement, étaient plaquées or 18k et incrustées de pierres précieuses – des vraies, pas du toc – un ‘’hip-hop grillz’’ qui ne passait jamais inaperçu, faisant peur à certains, dégoûtant d'autres. »

Le tableau est complété par les coups pendables et les aspirations de liberté de deux adolescents accros à l’alcool et aux drogues dont le rôle dans le scénario imaginé par Jean Charbonneau nous semble de prime abord secondaire :

  • To (Antoine Saint-Noël), « demi black » âgé de16 ans qui, alors que son demi-frère aîné André a quitté sa famille pour faire la guerre en Irak, doit s’occuper de son père d’origine haïtienne atteint d’un cancer terminal, et sa mère blanche née à Baltimore qui carbure à la vodka ;
  • Lil Em, de peau blanche, ressemblant au rappeur Eminem, et sa copine Janis surnommée Bipolar Gick.

Toutes et tous évoluent dans un environnement où les forces de l’ordre, hélicoptère Foxtrot à l’appui, peinent à coincer les êtres malveillants qui rôdent et perturbent la vie de quartier. Johny Berlin, le policier qui arpente régulièrement Randolf Street en témoigne même s’il adore son métier qu’il trouve parfois ingrat.

 

Une des grandes qualités de ce roman réside dans les descriptions immersives des lieux et des personnages telles que celles-ci :

 

« La cuisine, déprimante avec ses armoires en contreplaqué et son plancher de carreaux beiges, sentait les œufs frits et le café en poudre. Le reste de la maison n'avait pas meilleure allure : la peinture de la salle de bains était grise, et il y avait du papier peint en velours dans le salon, un recouvrement défraîchi qui puait la cigarette. La maison rappelait à Crack Lady la misère de sa propre enfance… »

 

« C'était celui avec le visage hypertrophié orné de babines gonflées, d'un nez aplati, d'yeux sournois. Sa chevelure bouclée, châtaine avec des mèches blondes, était taillée à ras les sourcils et déferlait jusqu'aux épaules. Darwin était si immense que la graisse ne savait plus où se loger, le ventre, le cul, les cuisses, le cou et même les doigts de notre homme étant déjà territoires conquis. »

 

J’ai aussi apprécié la technique de présentation de certaines séquences à partir de deux points de vue ainsi que le style très imagé de l’auteur :

 

« Floyd s'est penché vers l'avant comme s'il s'apprêtait à divulguer l'emplacement secret du trésor des Incas. »

 

« Combattre le crime ressemblait à l'intervention militaire américaine en Irak : un bourbier aux proportions épiques, sans fin en vue. »

 

SoBo est un roman qui, chapitre après chapitre, nous plonge « dans un univers américain violent, raciste, pauvre et misérable », que découvre peu à peu Joseph d’abord étonné par rapport à son vécu à Montréal, puis critique jusqu’à craindre le pire. Les images défilent au gré des photographies qu’il prend depuis son toit-terrasse où observe ce qui se trame en bas dans la rue ou quand il circule en ville. Des clichés aux titres évocateurs qui témoignent de la déliquescence de nos voisins du sud :

  • la violence au volant, les agressions en pleine rue ;
  • les dealers qui cachent leur cam dans les plates-bandes ;
  • les vigiles à l’affût des autopatrouilles,
  • les bavures des Stups ;
  • la vie misérable et frustrante des labores en attente d’un entrepreneur ou d’un particulier « ayant besoin d'ouvriers pas chers pour la journée », « une sorte de loterie, le gros lot étant une journée de travail harassant pour une rémunération médiocre » ;
  • les Jesus Freak prédicateurs de coins de rue ;
  • les propos racistes envers les Mexicains, les Niggers et les Arabes associés à des terroristes en puissance ;
  • les antipodes des quartiers voisins, les pauvres (West Baltimore, « un ghetto où le taux de criminalité faisait saliver les sociologues de l'Amérique urbaine ») et les riches (Fédéral Hill)…

Certains passages mettent aussi en évidence :

  • l’inculture et « l’ignorance phé-no-mé-na-le » de la société américaine et ses traits culturels décadents ;
  • l’obsession des Américains envers leur drapeau, le « Stars & Stripes omniprésent, ce « bout de tissu clinquant [qui semble] provoquer chez eux une érection patriotique collective » et qui est reproduit sur des milliers d’objets vendus dans un Target ou un Walmart ;
  • leurs croyances et propentions à voir des complots partout, faisant d’eux « le peuple le plus superstitieux et le moins allumé d'Occident » ;
  • le God Bless America vrillé dans le cerveau quand ils étaient petits ;
  • les magouilles civiles et militaires pour tirer profit de la présence militaire en Irak et en Afghanistan…

L’auteur y va même pour une amère critique de la société québécoise et son « nationalisme de poule mouillée » qu’il met dans la bouche du père de Joseph.

 

SoBo, un roman que j’ai beaucoup aimé dont la finale dramatique est imprévisible et doublée d’un épilogue éclairant sur un non-dit qui plane sur 400 pages.

 

Deux détails techniques : la rigidité de la reliure de l’exemplaire que j’avais en main et une erreur de mise en page dans les en-têtes du chapitre 3 nous laissant penser que des pages sont manquantes. Ce qui n’est heureusement pas le cas.

 

Jean Charbonneau possède une maîtrise en création littéraire de l’Université de Boston. Bibliothécaire de profession, il a travaillé dans le milieu hospitalier et carcéral au Québec et aux États-Unis. Il a remporté le Prix Saint-Pacôme du premier polar avec Tout homme rêve d’être un gangster que j’ajouterai sur ma pile à lire.

 

 

Originalité/Choix du sujet : *****

Qualité littéraire : *****

Intrigue :  *****

Psychologie des personnages :  *****

Intérêt/Émotion ressentie :  *****

Appréciation générale : *****