Jean-Philippe Pleau. – Rue Duplessis : ma petite noirceur. – Montréal : LUX, 2024. – 248 pages.
Roman (mettons)
Résumé :
Rue Duplessis est l’histoire de cette
déchirure sociale. Un récit émouvant où Jean-Philippe Pleau raconte sa
migration intérieure, parfois violente, souvent étonnante, jamais banale.
Le roman d’une vie qui se lit comme une
lettre d’amour adressée à ses parents : un amour séparé par une distance de
classe.
Commentaires :
Avec un sous-titre clin d’œil à la « Grande noirceur », métaphore
utilisée au cours des années 1950 par des théoriciens québécois des sciences
sociales et des personnalités publiques pour dénoncer le retard du Québec
francophone par rapport aux autres sociétés nord-américaines attribué au régime duplessiste qualifié
d’obscurantiste, d’autoritaire et de réactionnaire. « Rue Duplessis » de Jean-Philippe Pleau livre une
réflexion personnelle sur le concept de « transfuges de
classe » :
« Les transfuges choisissent de fuir et de se
réinventer contre leur milieu d'origine (peu importe lequel).
Par opposition à celui de « transclasse » qui « ne comporte pas, lui, l'idée de la fuite ni
celle de la redéfinition de soi contre son milieu d'origine », évoquant « la
description objective du passage d'une classe à l'autre. », alors que la « réalité des transfuges de classe, elle, est subjective. »
Deux concepts sociologiques que je découvre
sur le tard, qui m’ont fait prendre conscience que j’appartiens au second concept
étant moi aussi issu d’une famille ouvrière du quartier pauvre de Limoilou des
années 1950 et ayant suivi un parcours éducatif plus « doux » que l’auteur :
études classiques non sollicitées auprès de mes parents et ce qui s’ensuivit
« naturellement » : cégep, premier cycle universitaire, carrière
professionnelle... Toujours fier de mes origines modestes que j’ai eu
l’occasion de partager avec la publication d’un florilège de souvenirs intitulé
« Limoiloustalgie ».
Dans cet ouvrage qui se rapproche davantage
d’un essai que d’un « Roman
(mettons) », Jean-Philippe Pleau appuie son témoignage sur ceux de de
sociologues, de philosophes, de psychologues... et d’autres transfuges de
classes tel que Édouard
Louis, Fernand
Dumont, Annie Ernaux,
Pierre Bourdieu, Didier Éribon, Serge Bouchard, Caroline Dawson, Mélanie
Michaud, Gérald
Bronner, Chantal
Jaquet, Nicolas
Lévesque, Vincent
de Gaulejac ... Le tout présenté sous forme d’un assemblage d’anecdotes –
avec quelques répétitions –, courts chapitres répartis dans trois blocs
thématiques comme l’illustre la table des matières :
Avant-propos
Avoir le cul entre
deux chaises
Première partie. Excavation (archéologie de
moi-même)
Partir avec trois
balles deux prises / Mon noir / La shop à mon père / Ma mère / La suit d’hiver
/ Les rêveries des promeneurs grégaires / 1, 2, 3, cheeeeeeese / Grosse tapette
/ Gravement malade / Sortie Longueuil / Squeegee à marde / Le Château vert de
l’avenue des Martyrs / ICI Radio-Canada / Soyons clair / La soirée du hockey /
Fragments – Première partie
Deuxième partie. Fondations (ou plutôt
refondation)
La garderie familiale
de la reproduction sociale / Jouer au théâtre / Michel Chartrand m’appelait
docteur Pleau / Camion (la photo, pas le film) / Mon frère Eustache / À l’encre
de tes yeux / Les amendes à la bibliothèque / J’ai trois dates de naissance /
Daniel Boum / Les maniaques (et Mélanie Decamps) / Mon ami noir et mon ami
indien / Vous êtes des crottes de nez ! / Porte 303 / La famille parfaite de ma
blonde / La peur d’avoir peur / Fragments – Deuxième partie
Troisième partie. Rénovations (ne jamais
terminer les travaux)
Flipper des boulettes
/ Pointe pas les gens du doigt, SVP / Steinberg / 887 de Robert Lepage / Le
corps du philosophe Charles Taylor / Il est ben fin pour un Noir / D’Hochelag à
Rosemont / Mon ami policier / Long time no see / J’ai toujours pensé que
t’étais pas pire riche / Ne pas avoir confiance et écrire à Didier Éribon /
Être médecin (c’est) de famille / Le Sportnographe est là ! / Rappel: tu es un
entre-deux / Ce jour où Jacques Parizeau m’a téléphoné / Avoir peur et écrire
encore à Didier Éribon / La rue Duplessis, aujourd’hui / Un livre à soi /
Fragments – Troisième partie
Épilogue
Ou venger (un peu) sa
race
Dès le départ, l’auteur, né en 1977, d’un
père ferblantier analphabète malgré sixième année et d’une mère peu scolarisée,
famille ouvrière « régie par la peur
dont les principales manifestations étaient l’hypocondrie, la xénophobie et l’homophobie », justifie sa démarche :
« Avec ce récit, je cherche à décrire les
déterminismes sociaux qui, dès la naissance, vous assignent une place dans la
société ; je cherche à mettre en lumière leur reproduction à l'école, dans les
mœurs et dans les habitudes culturelles. Ce faisant, j'ai envie de rendre
compte, pas de régler des comptes. Je veux concilier mon passé et mon présent ;
comprendre ma société dans l'espérance que chacun puisse y trouver librement sa
place ; reconstituer la manière dont la pauvreté a moulé mon père, ma mère,
moi-même, nos valeurs, nos préjugés. Et je veux expliquer comment l'éducation
m'a démoulé, refaçonné. »
Et d’ajouter qu’il fait partie d’une « communauté d'appartenance qui trop souvent
s'ignore. La communauté de ceux et celles qui, parce qu'ils ont échappé à leurs
origines sociales, savent dans leur chair que l'égalité des chances est un
mirage, que l'omniprésence de l'expression ‘’ classe moyenne ‘’ masque les
inégalités qui pèsent sur notre société. Je veux éclairer la violence
symbolique de ces inégalités sociales et culturelles pour la retourner contre
elle-même. »
J’ai été touché par le vécu de Jean-Philippe
Pleau, les références langagières, la peur de l’inconnu, l’ignorance des
choses, les croyances erronées... et les conséquences relationnelles et
psychologiques qui en découlent. Quelques-unes de ces situations auxquelles
j’ai été confronté par mes parents nés dans les années 1920. Mais étonné que la
réalité qu’il décrit date des années 1980 et suivantes. Les parents de l’auteur
sont de ma génération, lui, de celle de mes enfants. Il faut croire qu’il
existait ou qu’il existe encore des ghettos où la pauvreté persistante alimente
l’exclusion sociale.
Quand on pense au taux très élevé d’analphabétisme
– personnes qui ont des difficultés à lire, à écrire ou à compter, qui ces
faiblesses sont un frein à une intégration totale dans la société, avec ses
moyens de communication, ses systèmes complexes, et toutes ses exigences, compétences
qui permettent de comprendre cette société et d'être autonome dans les situations
quotidiennes – qui prévaut entre autres
dans la société québécoise (près de 50% en 2022 selon un état de situation de
la Fondation
de l’alphabétisation, comme me le faisait remarquer ma conjointe), force
est de constater que « Rue Duplessis »
a comme public cible des gens « instruits ». Certainement pas ceux et
celles dont l’auteur parle directement dans ce livre qui, selon son « appréhension paradoxale », « estimeront [qu’il les trahit] en racontant une histoire qu'ils ne pensent
pas être la leur. Puis, ceux et celles à qui [il ne s’adresse] pas spécifiquement dans ce roman (mettons)
seront nombreux à dire [il raconte]
leur histoire. » Jean-Philippe Pleau en est conscient. Comme il est
conscient que l’émission qui anime ne s’adresse pas à ces gens et ne leur donne
pas la parole.
J’ai trouvé intéressant l’énoncé des deux
années de naissance de l’auteur :
« Sociologiquement, je suis né en 1865, soit
au même moment qu'Édouard Pleau, mon arrière-arrière-grand-père. Édouard a été
jeté au monde dans un quartier ouvrier dont les habitudes étaient celles d'un
corps social, non pas uniquement celles d'individus particuliers comme les
Pleau ou les Larochelle. Ces plis de l'esprit ont traversé le fil des
générations et m'ont marqué. Demeurent ainsi présents en creux les effets de la
forte propension à l'alcoolisme des classes ouvrières et des quartiers
populaires, les traces de l'ancienne toute-puissance des maris sur leur
famille, soutenue par la loi ; résonne à travers le temps l'écho des fessées
distribuées dans les maisons, et des coups de strappe administrés dans les écoles, coutumes également admises par la loi,
comme l'était la soumission des épouses, considérées comme des mineures, ce qui
leur valait l'exclusion des tavernes. »
« ...
je suis aussi venu au monde
culturellement en 1994, au Cégep de Drummondville. D'abord grâce à un
professeur de littérature, prénommé Grégoire. À la maison, les seuls livres
qu'on avait étaient des ouvrages de psycho pop. La bible de ma mère était le
livre Écoute ton corps, un
best-seller de Lise Bourbeau. Ça, et L'Almanach du peuple (jamais celui de l'année en cours
cependant; on héritait des exemplaires des années passées de mes grands-parents
Larochelle). Ensuite, grâce à une étudiante en sciences humaines: Myriam.
Jusqu'à ce que je la rencontre, la sociologie et l'anthropologie étaient des
mots que je n'avais jamais entendus. Jamais ? Jamais. Contrairement à plusieurs
parents issus de la Révolution tranquille, les miens n'avaient pas de projet
d'émancipation familiale, ni pour eux ni pour moi. Ils croyaient qu'on était
nés pour un petit pain. Je me demande donc souvent ce qui a pu me conduire au
cégep. À cette question, c'est toujours la même réponse qui me vient: le
système d'éducation du Québec, qui poussait fort les élèves du secondaire vers
l'enseignement collégial. »
Au sujet des raisons qui l’ont poussé à faire
des études universitaires :
« Je m'étais inscrit à l'université en
sociologie non pas pour m'amuser, mais pour me sauver, fuir un verdict social
qui s'était emparé de moi à la naissance, celui de la pauvreté culturelle,
sociale, économique et politique. À l'époque, j'avais en tête d'utiliser chaque
moment, chaque jour, chaque heure, pour apprendre et combler le retard qui me
distinguait de mes camarades de classe. »
Concernant l’importance et le rôle des alliés
d’ascension sociale :
« Il n'est pas donné à tous d'avoir la chance
de rencontrer des alliés d'ascension, pour reprendre l'expression du sociologue
français Paul Pasquali. Ces personnes précieuses qui tendent les mains pour
vous faire la courte échelle, ou qui vous permettront de prendre conscience des
occasions que le monde vous offre, malgré tout. »
Relatives à ses craintes sur les réactions de
son lectorat :
« ...
j'ai peur qu'on pense que j'exagère, que
je raconte des faits d'exception qui ne correspondent pas à la réalité sociale,
culturelle, politique et économique de notre époque. J'ai peur que plusieurs
n'aient pas le courage de reconnaître que le système symbolique en haut duquel
ils se trouvent pèse lourd sur ceux et celles qui sont en bas, et sans lesquels
le haut de la pyramide flotterait dans le vide. J'ai peur qu'ils n'aiment pas
ça que je mette le doigt sur leurs privilèges, qu'ils aient l'impression que je
les gratte comme on gratte des gales qui piquent; j'ai peur que ça leur fasse
mal et qu'au final ils en viennent à discréditer ma démarche en disant que je
suis pas mieux qu'eux, puisque je suis devenu un bourgeois moi aussi. »
J’ai noté également ces extraits relatifs à
l’écriture :
« Mon écriture est une guerre contre
l'invisibilité. Souvent, dans les médias, on lit à propos d'un livre ou d'un
film que c'est une œuvre formidable parce que rien n'est dit, que tout est à
peine effleuré. C'est comme s'il y avait une valeur esthétique au fait de ne
rien dire; comme s'il y avait une valeur esthétique du silence. Et moi j'ai
toujours pensé que cette valeur esthétique du silence était due au fait que la
littérature est une arme des classes dominantes. Évidemment, les classes
dominantes ont intérêt à ce qu'on ne raconte pas exactement la réalité, parce
que sinon c'est trop gênant, c'est trop dérangeant et ça nous forcerait à nous
interroger sur la réalité. » (Édouard Louis)
« ... tout récit est potentiellement faux,
puisque médiatisé par le langage et tordu par la conscience – ce que je veux
dire, c'est que le langage, malgré la justesse des mots utilisés, marque
toujours une distance avec la réalité. »
Et ces quelques réflexions :
« ... ne jamais oublier d’où l’on vient est
sans doute une forme de privilège. »
« ...
le pouvoir des mots et le fait qu’on
participe inconsciemment à nourrir le classisme ou le mépris de
classe. » (comme l’utilisation, entre autres, des expressions « études
supérieures » et « classe moyenne » très chères à nos
politicien,nes)
« ...
les Canadiens français associaient
souvent le vieux bois à la pauvreté alors que les Canadiens anglais, eux,
l'identifiaient à la valeur du temps qui passe, à la durée. Manière de dire
qu'on ne trouve pas tous les goûts dans la nature, mais bien dans la culture. »
« La mémoire n’est pas contenue dans les
lieux, mais les lieux en sont de puissants vecteurs. »
« ...
il y a dans la culpabilité une notion de
faute alors que la honte renvoie plutôt à un état, une condition ; être pauvre,
par exemple. »
« ...
il est difficile de s’arracher à la
pesanteur de nos origines sociales. »
Aussi paradoxal que cela puisse paraître,
c’est la mère de Jean-Philippe Pleau qui est à l’origine de la publication de
« Rue Duplessis ». Après
avoir écouté, en 2018, sur les ondes de Radio-Canada, une entrevue d’Édouard
Louis avec Serge Bouchard et son fils, elle a fait remarquer à ce dernier
« que ça prendrait quelqu’un pour
écrire ce genre de livre au Québec ». Le succès de librairie lui a donné
raison.
* * * * *
J
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Originalité/Choix du sujet : *****
Qualité littéraire : ****
Intérêt/Émotion
ressentie : ****
Appréciation générale
: ****
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