Laurent Tournesac. – Cher monsieur l’éditeur. – Paris: Le cherche midi, 2023. – 202 pages.
Essai
Résumé :
Pourquoi envoyer son manuscrit à des éditeurs
lorsqu'on connaît les innombrables bévues que ceux-ci ont commises dans
l'histoire littéraire ?
Lolita de Vladimir Nabokov: 6 refus, Harry
Potter de J. K. Rowling : 12 refus, Murphy de Samuel Beckett : 42 refus,
L'Affaire Jane Eyre de Jasper Fforde : 76 refus, Le Boogie des rêves perdus de
James Lee Burke : 111 refus... Et que dire des échecs essuyés par Marcel
Proust, Julien Gracq, George Orwell, Giuseppe Tomasi di Lampedusa, Jack
Kerouac, John Kennedy Toole, Andrei Makine, Michel Houellebecq, Amélie Nothomb
et tant d'autres ? L'expéditeur de cette lettre révèle à un éditeur, rencontré
lors d'une soirée, pourquoi il n'enverra jamais ses manuscrits aux gens de sa
profession. Il n'a aucune confiance en leur jugement !
Il rappelle dans ces pages combien l'histoire
littéraire, parsemée d'embûches, recense de chefs-d'œuvre rejetés avant que la
chance, le hasard ou la persévérance les sortent in extremis de l'ombre à
laquelle ils semblaient condamnés.
Au-delà des anecdotes, ce correspondant tente
de cerner les raisons de ces surprenantes méprises, les limites du métier
d'éditeur, ses écueils... Au terme de sa réflexion, changera-t-il d'avis,
fera-t-il lire ses textes malgré tout ? Ce qui est certain, c'est que cette
lettre ouverte consolera tous ceux dont les tiroirs recèlent des manuscrits
refusés. Peut-être est-il temps de les ressortir, de s'armer de patience, de
détermination et de se battre pour eux ?
Commentaires :
AVERTISSEMENT
Les propos tenus dans
cet ouvrage
risquent d’inciter des
écrivain,es inconnu,es
ayant cumulé des dizaines
de refus de leurs manuscrits
à faire preuve de
persévérance
pour convaincre un
éditeur à publier leurs premiers romans
* * * * *
Cher monsieur
l’éditeur
est un essai en 36 courts chapitres qui s’adresse à la fois aux auteurs non
publiés et aux éditeurs. Laurent Tournesac,
lui-même écrivain et réfractaire aux maisons
d'édition, tente de comprendre la façon dont sont choisis les manuscrits. Il
nous offre un texte truffé de références littéraires et d’anecdotes sur l’édition,
« un milieu qui cultive jusqu’à
l’ivresse le goût du mystère et du secret » et sur les embûches qui
guettent les écrivain,es en devenir.
L’auteur met en évidence les pratiques
éditoriales et les impératifs économiques, culturels et sociaux qui se conjuguent
pour donner parfois naissance à un résultat miraculeux : un livre. Le rôle
de l’éditeur étant
« de
se soumettre le plus souvent à la loi de l'offre et de la demande. Le devoir de
l'écrivain [étant] de briser les
habitudes, les cadres et les conventions. » Vieux conflit s’il en est un.
Laurent Tournesac s’interroge également à
savoir si « … un écrivain [devient] talentueux comme par miracle entre son
refus de la veille et son acceptation du lendemain ». Car il est
beaucoup question des manuscrits refusés dans cet essai sur le « parcours initiatique […] de l’écriture d’un livre à sa publication. » Une
démonstration que j’avais personnellement proposée à partir d’un cas vécu dans une
fantaisie romanesque publiée en 2020, J’ai tué mon
auteur.
L’auteur de la missive souligne que dans les
maisons d’édition « ceux qui décident de
publier sont des dispensateurs de bonheur, et généralement de malheur. »
Et, qu’avant de naître, « …un livre
est parcouru de courants souterrains, de failles sismiques ou de tunnels
mystérieux qui échappent à son auteur lui-même, lequel s'efforce d'en maîtriser
les manifestations extérieures, de rendre accessible et audible, en surface,
tout ce qui gronde à l'intérieur... » Sans occulter les conséquences
parfois dévastatrices de multiples refus sur les ambitions d’un,e auteur,e qui
aspire à être édité :
« Refuser à un écrivain la publication […]
revient en quelque sorte à lui dénier le
droit à la vie, à la seule chose qui présente un sens à ses yeux… »
Il
y a « une sorte d’impuissance
[…] à voir revenir son manuscrit, encore
et encore… Se relève-t-on d’avoir si souvent le genou à terre ? »
«
Le manuscrit accepté inonde l'être d'une
joie absolue, le manuscrit refusé l'assèche absolument. L'écriture engage
l'être tout entier, les mots se font chair, et le refus d'un manuscrit entaille
la chair jusqu'à la moelle des os. »
Soulignant au passage la modestie des
éditeurs japonais qui « … ont le
génie de faire passer un refus dans une crise de modestie. " Votre talent
est trop grand pour un petit éditeur comme nous." »
Les pratiques éditoriales sont décrites à
partir de témoignages variés :
Les
exigences techniques pour la présentation « formatée » des manuscrits – corps 12, double interligne,
recto et sans reliure ni fantaisie – à des années-lumière du fameux « rouleau »
de Jack Kerouac :
« …
un manuscrit qui mesure plus de
trente-six mètres une fois déroulé de son cylindre, qui est constitué de papier
à calligraphie japonaise, qui ne compte ni chapitres, ni paragraphes, ni
retours à la ligne, c'est sans doute pousser le bouchon de l'éditeur potentiel
un peu trop loin... »
Sans
oublier la lettre d’accompagnement « très
brève » et la mise en doute de sa réelle utilité.
Un chapitre porte sur le fonctionnement des
comités de lecture :
« Le comité de lecture ne serait là que pour "
ingérer, digérer, rejeter " la masse en expansion des manuscrits, des
autres… »
Il
y a une « violence inouïe, qui se cache,
à l’abri des auteurs, derrière les portes capitonnées des comités de lecture,
et des lettres de refus faussement policées. »
Et
que dans ces comités, « ce sont,
régulièrement, des écrivains qui en vos maisons d’édition refusent d’autres
écrivains. »
« Lorsque vous distribuez six à huit exemplaires
d’un manuscrit, vous obtenez six à
huit opinions d'une haute subjectivité sur ce qui est bien et ce qui est
mauvais dans votre texte. » (Stephen King)
Un autre s’intéresse aux « lecteurs de sensibilité » comme il
en a été question dernièrement avec la controverse en France lors de la sortie
du roman de l’auteur québécois Kevin Lambert, Que
notre joie demeure :
«
Pour se couvrir et protéger leurs
auteurs, des éditeurs pensent avoir trouvé la parade. Ils ont recours à des sensitivity
readers, littéralement des "
lecteurs de sensibilité ", qui sont payés pour débusquer dans des
manuscrits toute trace de racisme, de sexisme, de " grossophobie " ou
d'autres contenus jugés offensants. »
L’aspect économique de la publication ou non
d’un manuscrit en fonction des besoins du marché n’échappe pas à l’argumentaire
de Laurent Tournesac dans un contexte où les « petites maisons familiales […] sont
avalées par de grosses bannières financières qui n’ont plus qu’un seul
désir : la rentabilité » :
« … de plus en plus de livres sont publiés
pour leur potentiel commercial supposé et de moins en moins représentant cette
part intellectuelle et culturelle que les éditeurs se sentaient dans
l'obligation d'inclure dans leur production. »
« Un écrivain […] n'a plus de " potentiel littéraire ", mais un " profil
vendeur " »
«
Le fait est qu'agents, éditeurs et
directeurs littéraires sont tous à la recherche de la prochaine poule aux œufs
d'or, de l'auteur qui vendra à des centaines de milliers d'exemplaires et qui
leur fera gagner beaucoup d'argent... » (Stephen King)
Avec comme aboutissement attendu, les suites
de la signature du contrat d’édition :
« Cinq minutes avant d'avoir signé votre
contrat […] vous serez encore une
sorte d'être humain : sollicité, respecté, flatté. Cinq minutes après, vous ne
serez plus qu'un nom de catalogue, une fiche de " planning ". »
Pour y arriver, le manuscrit aura-t-il été lu
? Quand on pense qu’un « auteur a
mis des années à faire, dans le temps de
la " création ", sera feuilleté, peut-être lu, en quelques heures,
voire en quelques minutes, résumé en quelques lignes, critiqué, jugé, " lancé
" - abandonné. »
Selon Michel Deguy cité en « caution scandaleuse » dans l’un des
deux derniers chapitres, « l’acte de
lecture n’est plus essentiel au circuit économique de la fabrication à la
consommation du produit livresque. » Pour Olivier Bessard-Banquy rapporté
en « caution scientifique »,
« il n’est pas nécessaire de lire
trois cents pages pour savoir si un roman est bon ou mauvais. […] le premier paragraphe [pas assez mauvais
ou juste assez bon] suffit souvent »
pour en poursuivre la lecture.
Même s’il dresse un portrait plutôt réaliste
de la réalité éditoriale « imparfaite,
aléatoire, humaine », Laurent Tournesac livre un message non équivoque
à tous ceux et celles qui collectionnent les lettres de refus ou qui, comme
lui, laissent dormir leurs manuscrits bien au chaud dans un tiroir, sur un
disque d’ordinateur ou en infonuagique :
« … l'écrivain doit apprendre la légèreté, le
détachement, mettre de côté son ego malmené, sa fierté tabassée, son cœur
meurtri, son corps et son intimité exposés à des inconnus. Se dire que
l'éditeur n'est qu'un rouage, que le destin seul décide, c'est-à-dire soi-même,
dans les caches les plus repliées de son inconscient. Ne pas vous en vouloir,
c'est commencer à se réconcilier avec ses parts d'ombre, celles du rejet, du
refus, du dénigrement, de l'abandon, de la mésestime de soi. Retrouver sa
souveraineté, la confiance perdue, la part immarcescible que nul ne peut
atteindre. Malheur comme bonheur ne se décident que de l'intérieur. Nous sommes
créateurs de notre vie, à tout instant... »
Tout comme le clame Michel Deguy, en encourageant
« l’auteur à rien de plus,
finalement, qu’à la persévérance, qu’à croire en ce qu’il fait, en ce qu’il
est, en dépit de tout. » Et Wole Soyinka (prix Nobel 1986) qui dans
une interview de 2015 déclarait : «
Lorsque de jeunes écrivains viennent me demander conseil, je leur dis : "
Écrivez, écrivez. Gardez toutes les lettres de refus, mettez-les de côté et
continuez à écrire. "
En publiant cette lettre à un éditeur – réel ou
fictif – Laurent Tournesac avoue avoir cherché les « réponses, pertinentes ou impertinentes » sur ses hésitations à
montrer ses manuscrits aux éditeurs. Et
à tenter de « comprendre la
complexité, les paradoxes, l’espèce de parcours initiatique qu’est l’écriture
et que, finalement [qu’il n’a] fait
qu’esquisser par ce biais très particulier des manuscrits refusés. »
Tout en souhaitant une réplique de son destinataire : « N’est-il de profession honnête qui
n’accepte, tant soit peu, de se remettre en question ? »
Laurent Tournesac est un auteur français. Après une adolescence en Angleterre, une expérience maritime, un séjour prolongé dans une île de l'océan Indien et une carrière au sein du ministère de l’Intérieur, il se consacre entièrement à la littérature. Cher monsieur l'éditeur est son premier livre.
Avec cet avis de lecture dans lequel je me
suis limité à partager avec vous un choix limité des questionnements Laurent
Tournesac, j’espère vous avoir donné le goût de lire à votre tour cette missive
qu’Isabelle Bunisset du quotidien français Sud-Ouest
(18 juin 2023) qualifiait de « régal
d’érudition, de truculence, de finesse, dans une langue maîtrisée,
délicieusement surannée. » J’ajouterais serti d’un humour subtil, parfois
ironique et de belles réflexions sur
l’écriture :
« … cette drogue plus puissante que la
morphine et que la religion. »
« Écrire fatigue. Écrire peut tuer. »
« … écrire, c'est aussi ne pas vouloir confier
sa " cagnotte " à n'importe quel banquier ou prêteur sur gages, ni,
bien évidemment, se la voir " voler ". Écrire, c'est surtout descendre
dans l'arène et généralement aussi nu qu'un nouveau-né. Ou à peine armé d'un
bouclier de phrases, d'un trident de formules ou d'un filet fragile de mots. »
« Écrire, c'est ajouter des filtres au flot
incessant de la vie, c'est diluer les conditionnements, c'est extraire cette
essence pure tant polluée par la corruption de la pensée, tant détestée par nos
" élites " : le libre arbitre... »
… et sur les écrivains :
« … le véritable écrivain est celui qui
sacrifie ses zones d'ombre à l'éclairage des autres. Qui jette en pâture ses
doutes et ses incertitudes au festin des lecteurs, qui gloutonneront ou
vomiront, qui chipoteront ou en redemanderont. Cela ne le regarde plus. Son
rôle : extraire le diamant de sa gangue. »
Les « écrivains authentiques sont de véritables lecteurs, et ils écrivent
dans la lumière des livres qu'ils ont lus, qu'ils liront, qu'ils aimeraient
lire. »
Merci au magazine ActuaLitté pour la découverte de cet ouvrage.
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Originalité/Choix du sujet : *****
Qualité littéraire : *****
Intérêt/Émotion
ressentie : *****
Appréciation générale
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