Henri Vernes. – Bob Morane : Terreur à la Manicouagan. – Vervier : Éditions Gérard, 1965. – 149 pages.
Thriller jeunesse
Résumé :
Sur la rivière Manicouagan, les Canadiens ont
édifié un prodigieux complexe de barrages destiné à assurer la richesse du
Québec. Mais une puissance étrangère [SMOG] veut la ruine de cette œuvre
gigantesque :
« … la destruction du barrage Manic 5, encore
en construction, compromettrait définitivement ou du moins retarderait
considérablement la réalisation d'un projet vital pour la marche en avant du
pays. En freiner l'industrialisation serait non seulement affaiblir son
potentiel économique, mais aussi diminuer sa capacité de résistance en cas de
conflit, et en même temps celle du continent nord-américain tout entier. »
Bob Morane, au cours d'une lutte sans merci,
interviendra pour conjurer la menace.
Commentaires :
J’ai été agréablement surpris par la lecture
de la 71e aventure de Robert Morane dit Bob, un Français au visage
osseux, aux cheveux coupés en brosse et aux yeux gris, à la carrure athlétique,
doté de nyctalopie qui lui permet « d’y
voir clair dans la demi-obscurité de la nuit ». Celui à qui « tout ce qui semble impossible à quelqu’un
d’autre, il le réalise, lui … » Et de son fidèle compagnon d’armes écossais,
William Ballantine dit Bill, un roux de deux mètres, aux mains grosses comme
des roues de brouette, aux poings de la taille d'une tête d'enfant, doté d'une
force colossale et friand de whisky. « De
fameux numéros […] quand on fréquente
des types de cette envergure, on en arrive à se demander s'ils existent »
déclare un des personnages canadiens, membre de la Gendarmerie royale.
J’ai beaucoup apprécié la qualité de
l’écriture (même si l’auteur use et abuse parfois de l’imparfait du subjonctif (appuyassent, se méfiât, téléphonât, eussent
dû, arrivât, eussent été touchés…) et l’introduction de mots peu utilisés dans
un roman jeunesse (accorte
demoiselle, stakhanoviste, atémi du coude, hallali, rock-o-la…). Une mention aussi pour le rythme et les scènes
d’action réparties tout au long du récit (près de l’aéroport de Dorval, dans
une ruelle montréalaise, sur la rue Sainte-Catherine et, bien sûr, sur le site
du barrage Manic 5 en cours de construction. Même si la finale est quelque peu
invraisemblable. Somme toute, un bon suspense, un tourne page efficace.
Dans « Terreur à la Manicouagan », Charles-Henri Dewisme dit
Henri Vernes livre un thriller bien intégré avec la réalité québécoise de l’époque.
Dans sa dédicace au début du premier chapitre, il confirme qu’il a visité et s’est
approprié des lieux où il fait évoluer ses personnages plus grands que nature
dans une fiction dans laquelle on se sent réellement au Québec avec, entre
autres, l’insertion d’expression de la langue populaire (« boss » (patron), « chars » (auto), « bréker » (arrêter), « minium »… :
« À la Commission Hydroélectrique de Québec et aux pionniers des barrages Manic 2 et 5 qui m'ont permis, au cours d'un voyage inoubliable, d'aller d'émerveillement en émerveillement, à cheval sur une nature sauvage toujours omniprésente et un modernisme qui appartient à la fois au présent et au futur. À tous mes amis du Québec aussi, et au Québec lui-même, avec nostalgie. »
En ouverture, le romancier belge a choisi d’amorcer
les premiers volets de son scénario dans l’ambiance survoltée du Forum de
Montréal où se déroule un match de hockey opposant les « Canadiens » de Montréal et les « Maple Leafs » de Toronto. Morane et
Ballantine qui « voyageaient au
Canada, presque en touristes » et qui sont hébergés au chic
Ritz-Carlton constatent à quel point le sport national des Québécois soulève
les passions.
Vernes en profite pour l’illustrer avec cette
scène ou pour manifester leur mécontentent, les spectateurs lancent sur la
patinoire différents objets dont, entre autres, des « claques » (« Snow-boots en
caoutchouc pour les intempéries et la neige », comme les décrit une note en
bas de page). Et avec cette pratique dont certains se rappelleront probablement :
« les ‘’Canadiens’’ se mirent inquiéter sérieusement la défense des ‘’Maple Leafs’’ dont les supporters, venus de Toronto, s'empressèrent
d'user d'une méthode couramment employée en telle circonstance. Frottant entre
leurs mains des sous noirs (pièces de monnaie), jusqu'à ce qu'elles deviennent
chaudes, ils les jetaient devant les buts de leur équipe. Les pièces
s'incrustaient dans la glace, opposant leur métal à celui des patins des
attaquants qui, freinés brusquement, s'écroulaient. »
En ajoutant un paragraphe pour rappeler l’émeute qui
éclata au Forum de Montréal le 17 mars 1955 et qui se propagea dans les rues de
la ville à la suite de la suspension de Maurice Richard, lors d’un match
précédent à Boston, pour la fin de la saison et pour toutes les parties des
séries éliminatoires.
L’histoire se déroule en grande partie à
Montréal :
« Les gratte-ciel de Ville Marie, ce petit
Manhattan bâti avec une soudaine fièvre de grandeur sur l'emplacement d'un des
plus vieux quartiers de Montréal, hissait sur le ciel noir les plages
verticales de ses façades piquées de lumière. Ses enseignes au néon luisaient
tels de gigantesques poissons abyssaux et les voitures fuyaient, rapides et
silencieuses, sur la moire de ses larges avenues. »
… entre autres sur la rue Sainte-Catherine :
« La rue Sainte-Catherine est à la fois le
Broadway et le Soho de la grande cité canadienne. Théâtres, cinémas,
restaurants, drugstores s'y côtoient en deux lignes discontinues, allant du
plus huppé au plus misérable, dans les avalanches lumineuses des néons et les
élucubrations sonores des machines à musique. »
… dans un débit de boisson plus ou moins
recommandable qui y a pignon sur rue :
« Le Bar-B-Q Napoleo était un des établissements déshérités de cette Babel où se côtoient
toutes les classes de la société. Situé dans le tronçon le plus populaire —
pour ne pas dire mal famé — de la grande artère, il offrait davantage asile aux
mauvais garçons, bûcherons en rupture de forêt, blousons noirs en quête de
mauvais coups, qu'aux honnêtes travailleurs. Le bar lui-même était une salle
carrée, coupée à moitié par un grand comptoir flanqué de tabourets vissés au
plancher afin d'éviter qu'ils ne servent de projectiles. »
… au fond duquel une porte s'ouvre sur une
salle de quilles :
« … où quelques équipes s'affrontaient, les
unes sur des pistes à l'américaine, où l'on joue avec de lourdes boules
perforées, les autres s'adonnant au vieux jeu à la française, aux boules moins
lourdes et qui, s’il demande moins de force, exige sans doute plus de finesse
et de précision. »
Henri Vernes campe bien ses personnages
secondaires :
Le
malfrat Orgonetz : « Un
individu de taille moyenne mais dont les formes obèses distendaient de partout
des vêtements que, sans doute, aucun tailleur n'avait réussi à couper aux
mesures de leur propriétaire. Le visage était une masse informe, grossièrement
taillée dans une matière semblable à du suif, avec un nez rouge, globuleux, des
yeux de poisson et des lèvres épaisses. »
Le
lieutenant torrent de la Gendarmerie royale : « L'homme […] était habillé de
gris et devait réussir à passer parfaitement inaperçu, tellement il parvenait à
ressembler à tout le monde. Il était grand cependant, bien découplé d'allure un
peu militaire. Sur son visage aux traits durs, couronnés de cheveux châtains,
se lisait une froide ténacité, celle du veneur qui, après avoir repéré le
gibier, ne le lâche plus jusqu'à l'hallali. »
Rose
Sunday, journaliste au New York Herald : « Reporter émérite, son talent et son flair n'avaient vraiment d'égal que
sa beauté. Jeune, de taille moyenne, elle montrait un visage finement ciselé,
aux grands yeux verts, et entouré d'une auréole de cheveux roux, coupés court.
[…] mignonne comme une fleur des champs
et plus entêtée qu’une mule. »
… et les décors dans lesquels il les fait
évoluer, particulièrement sur le chantier de construction du barrage Manic 5 où
se transporte l’action à partir de la page 103 :
« … continuel piétinement de marteaux-pilons,
ces halètements de machines, ces ronronnements de camions lancés à travers les
chantiers en un va-et-vient incessant […]. Le ciel gris coiffait les crêtes de sa large bourre de coton écru, les
bétonnières broyaient leur musique d'enfer, et les marteaux-pilons écrasaient
le silence avec l'entêtement de la goutte d'eau cherchant à creuser le rocher. »
«
Le long des parois humides, de gros
tuyaux passés au minium couraient tels d'interminables pythons rouges. Tous les
deux ou trois mètres, une lampe brillait, enfermée dans une demi-sphère de
verre laiteux, tel un gros œil sans prunelle. Ce tunnel, servant à livrer
passage aux spécialistes chargés de surveiller le degré d'humidité et de
température du béton, suivait le barrage sur toute sa longueur… »
Sans lésiner sur des détails techniques,
comme ici à propos d’émetteur d'ondes courtes :
« Les ondes émises possèdent une fréquence
précise qui, seule, peut faire réagir un détonateur radio couplé sur la même
fréquence. Ces détonateurs portent le nom de peewees. Ce sont des capsules d'une conception relativement simple. Lors de
l'émission et de la réception de l'onde, on porte au rouge, par l'intermédiaire
de minuscules transistors, deux filaments qui enflamment une amorce qui, elle-même,
fait sauter la charge... »
… ou sur une position de tir :
« Étendu bien à plat sur le sol, il appuya le
canon de son arme sur un de ses bras repliés et visa soigneusement, tout en
effectuant automatiquement les corrections nécessitées par la distance. »
Vernes se fait aussi pédagogue en vantant les
mérites du projet de construction de la centrale de Manic 5 (une carte du
Québec et un plan du complexe hydroélectrique sont entre autres insérés dans le
volume) :
« Manicouagan 5 – dont on a tiré l'abréviation de Manic 5 – faisait partie du prodigieux complexe de barrages dressés sur le cours de la rivière Manicouagan par le gouvernement du Québec. Complexe qui, une fois terminé et couplé avec un complexe similaire, à l'étude sur la rivière Aux Outardes, pourrait produire quelque 33 milliards de kilowatts-heures par an, énergie qui viendra s'ajouter aux 37 milliards de kW/h alimentant actuellement la province de Québec. Situé à 135 milles [214 kilomètres] au nord du Saint-Laurent, Manic 5 était l'ouvrage clef de cet ambitieux projet d'aménagement car, situé le plus au nord, en plein pays des chasseurs de fourrures, il était destiné à retenir un premier lac artificiel, de 5 000 milliards de pieds cubes, qui alimenteraient une première usine hydro-électrique d'une puissance de 1 800 000 chevaux. »
En annexe, une section Marabout chercheur de neuf pages explique en détail le projet
Manicouagan – Rivière aux Outardes à partir de documents d’Hydro Québec :
les rivières concernées, le programme des chantiers, l’aménagement de la
rivière, le réservoir, le barrage, la dérivation, la centrale, la construction.
Il glisse même une référence au F.L.Q. (« Front
de Libération du Québec. Mouvement politique clandestin dont le but est d’obtenir
l’indépendance du Québec » - note explicative en bas de page) dans la
scène de la limousine qui s’écrase contre un mur et explose « comme une bombe ». Quelques
paragraphes plus loin, Morane déclare ; « … nous n’avons rien à voir avec le F.L.Q…. Mon ami et moi sommes
étrangers et les affaires des Québecquois (sic) ne nous regardent pas… »
J’ai souri dans cette allusion au patriotisme
de Ballantine : lorsque Morane déclare qu’il est Français et que son
« ami est Anglais »,
Ballantine le corrige aussitôt : « Écossais ». Et Vernes d’ajouter : « Le policier ne parut pas apprécier cette
nuance ».
Et en relevant ces quelques extraits :
« Et on affirme que la lecture des romans
policiers est néfaste… Pourtant, parfois, cela peut venir à point… »
« À plusieurs reprises, lors de leurs passages
au Québec, où les étrangers de marque sont toujours reçus avec pompe et égards
… »
« Un de ces soirs, nous pourrions même faire
une petite balade sur le Mont Royal, pour y flirter un peu … »
« Un calme à faire trouver le temps long à un
cheval de carrousel… »
Cette aventure 100% québécoise de Bob Morane
se termine autour de la table d’un grand restaurant de Montréal, le 400. Les différents protagonistes (la
journaliste Rose Sunday, Bob Morane, Bill Ballantine, Herbert Gains de la CIA
et le lieutenant Torrent de la Gendarmerie royale) y fêtent leur victoire sur
ceux qui semaient la « Terreur à la
Manicouagan » et le triomphe des
« Canadiens » qui « avaient
finalement remporté la coupe d'Amérique ». En faisant « honneur au caviar et à la vodka directement
importés de Russie par la direction de l'établissement. »
Et comme il se doit, les dernières lignes
précédant le mot FIN annoncent une suite :
« À bientôt, commandant Morane... Car je sais que
nous nous reverrons… Je mettrai tout en œuvre pour cela, comptez sur moi...
Elle but, puis elle reposa son verre. Ce mouvement fit glisser légèrement la
riche cape de vison couvrant ses épaules, et une bouffée de parfum en monta.
Une bouffée d'ylang-ylang...
Une menace... »
Merci à Claude Drouin, antiquaire et
bouquiniste à ses heures pour m’avoir offert l’édition originale rarissime de
1965.
Une nouvelle édition est parue en 2012 aux éditions Ananke Lefrancq.
Au Québec, vous pouvez commander votre exemplaire sur le site leslibraires.ca et le récupérer auprès de votre librairie indépendante.
Originalité/Choix du sujet : *****
Qualité littéraire : *****
Intrigue : ****
Psychologie des
personnages : ****
Intérêt/Émotion
ressentie : ****
Appréciation générale
: ****
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