R.J. Ellory. – Une saison pour les ombres. – Paris : Sonatine, 2022. – 398 pages.
Polar et roman psychologique
Résumé :
Nord-est du Canada, 1972. Dans cette région
glaciale, balayée par les vents, où l’hiver dure huit mois, la petite
communauté de Jasperville survit grâce au travail dans les mines d’acier. Les
conditions de vie y sont difficiles. Au-delà du village, il n’y a rien. Juste
une nature hostile, quelques ours, des loups. Aussi quand le corps d’une
adolescente du village est découvert aux abords de la forêt, la gravité des
blessures laisse supposer qu’elle a été victime d’une bête sauvage. Ce sera en
tout cas la version officielle. Et tout le monde prie pour qu’elle soit vraie.
Mais, quelques temps plus tard, le corps d’une autre jeune fille est retrouvé.
Montréal, 2011. Le passé que Jack Deveraux
croyait avoir laissé derrière lui le frappe de plein fouet lorsqu’il reçoit un
appel de Jasperville. Son jeune frère, Calvis, est en garde-à-vue pour
tentative de meurtre. De retour sur les lieux de cette enfance, qu’il a tout
fait pour oublier, Jack découvre qu’au fil des années, l’assassin a continué à
frapper. L’aîné des Deveraux comprend alors que la seule façon de mettre fin à
cette histoire tragique est de répondre à certaines questions, parfois très
personnelles. Mais beaucoup, à Jasperville, préfèrent voir durer le mensonge
qu’affronter la vérité.
Commentaires :
Une saison pour les
ombres est
à la fois un polar et un roman psychologique enlevant. C’est la quinzième fiction
publiée en français issue de l’imaginaire de l’écrivain britannique Roger Jon
Ellory. Une enquête qui porte sur une série de meurtres non résolus et d’autres
décès non expliqués, doublée d’une démarche introspective du personnage principal
qui a fui 26 ans plus tôt son sombre passé. Une exploration des tréfonds de l’âme
humaine. Un tourne-page noir, très noir, qui défile lentement, ponctué de
rebondissements et de coups de théâtre, jusqu’à une touche apaisante en finale.
Un récit campé dans le Nord québécois (plus précis que dans le « nord-est du Canada » annoncé par l’éditeur),
dans une ville minière fictive sans âme, Jasperville, une communauté à la vie
dure à quelques kilomètres de la frontière Québec-Labrador :
« ...un lieu trop isolé pour pouvoir évoluer.
Les gens ne venaient pas là pour construire leur vie, seulement pour
travailler. Certains pensaient qu'ils pouvaient faire fortune et repartir.
D'autres venaient en dernier ressort, quand ils ne trouvaient pas de travail
ailleurs. »
En utilisant la technique du récit présent et
passé en alternance, l’auteur dresse progressivement la chronologie et le
contexte des événements tragiques auxquels a été confronté le personnage
principal, Jack (Jacques) Deveraux : une série de féminicides non résolus depuis
près de 30 ans dans une ville où la croyance aux bêtes sauvages et aux légendes
l’emporte sur la recherche des vrais coupables. Des enquêtes inexistentes dues
au manque d’effectifs policiers et leurs conséquences principalement pour deux
familles, les Deveraux et les Bergeron :
« Huit jeunes filles, cinq à Jasperville, les
trois autres à Menihek, Fermont et Wabush. [...] celles dont le sort était
connu. »
Jack a quitté 26 ans plus tôt et abandonné son
amour de jeunesse, affecté par la mort de sa sœur et de sa mère, pour survivre
et oublier une vie familiale traumatisante. De même que des histoires
terrifiantes racontées par un grand-père atteint de démence sénile et le comportement
violent de son père alcoolique aux tendances schizophrènes. De retour à
Jasperville, sur le chemin de la rédemption pour affronter ses démons, il
découvre la folie de son frère Calvis s’étant donné comme mission de supprimer le
démon responsable des assassinats sauvages et les conséquences de promesses non
tenues... Et qui tente de réparer ses erreurs du passé.
L’auteur a planté son scénario dans un décor très
crédible, le lecteur ressentant avec les différents personnages le froid
extrême, les rues enneigées, les morsures du vent, les journées écourtées
pendant l’hiver, les habitations au confort rudimentaire... On est
définitivement dans la nordicité inhospitalière québéco-labradorienne où se
côtoient les blancs venus du sud et les communautés autochtones innues. La portion
du récit qui se passe à Labrador City où on a l’impression de se retrouver dans
une ville du sud n’affiche cependant pas le même réalisme.
Un chapitre est consacré à la légende du wendigo, cette créature
surnaturelle, maléfique et anthropophage issue de la mythologie des Premières
Nations algonquiennes. Dans ce même chapitre, l’auteur raconte l’histoire d’un présumé
meurtrier d’un wendigo en 1906, le chamane Jack Fiddler. Une
thématique centrale dans la trame dramatique du roman. L'esprit démoniaque d'un
wendigo aurait-il contribué à assouvir les bas instincts du tueur en série ?
Une saison pour les
ombres
met la table à d’intéressantes réflexions :
À propos des démons :
« N'importe quelle culture a ses démons. Les
démons sont aussi vieux que l'Homme. Peut-être est-ce une façon pour lui
d'expliquer sa dualité, les pulsions malvenues, la violence, la folie. Je vois
la possession comme une manière de se défausser de sa responsabilité. Si l'on
est fou, ou qu'il y a des esprits mauvais qui vous conduisent à faire des
choses, alors vous n'avez pas à vous les reprocher. Ainsi fonctionne la foi,
n'est-ce pas? Si l'on peut croire en Dieu, alors pourquoi ne pas croire au
diable et à tout ce que représente un tel concept ? »
Au sujet des rêves :
« Les gens passent leur temps à rêver d'une
autre vie que la leur. Certains arrivent à changer, mais le plus souvent ils
s'aperçoivent que leur nouvelle vie ne vaut pas mieux que l'ancienne. Et il est
trop tard pour revenir en arrière. »
Et celles-ci en vrac :
« Ce sont les murs qui font le logement, mais
une maison, ce sont d’abord les gens qui y habitent. »
« Les regrets ont aussi peu de valeur qu’une
montre cassée. Voire moins. Une montre cassée a le mérite de donner l’heure
deux fois par jour. »
« Les hommes se punissent tout seuls. Dieu
n’est là que pour porter le chapeau. »
« ... qu’est-ce qu’être une mère, sinon
préparer son enfant à une vie qu’il sera heureux de vivre en votre absence ! »
« Il y a le masque qu’on porte en public, et
il y a le vrai visage. »
« L’enfer est vide [...], tous les démons sont parmi nous. »
« Il suffit d’un instant pour emporter une
vie, mais les répercussions durent à jamais. »
R.J. Ellory m’a appris le nom des sept îles
auxquelles la ville qui se trouve juste au-dessus du 50e parallèle, sur le
littoral nord du golfe du Saint-Laurent, doit son nom (« les deux Boules, les deux Basques, Corossol,
Manowin, et les îlets de Quen ») dans un paragraphe où il affirme qu’à
« l'échelle de l'Histoire, Sept-Îles
était aussi insignifiante que Jasperville. Si le minerai de fer venait à
s'épuiser, tout le monde devrait repartir. »
Une saison pour les
ombres
est un excellent roman que les critiques professionnels qualifient comme le
meilleur depuis Seul le silence
publié en 2008. Un de mes coups de cœur 2023 qui patientait sur ma pile à lire.
Je vous le recommande chaudement.
En conclusion, je ne peux m’empêcher d’émettre
quelques bémols pour lesquels je retire une étoile à la « qualité
littéraire » mais qui n’affectent en rien mon appréciation de cette
fiction.
D’abord sur les repères géographiques. On peut imaginer que Jasperville est une ville minière fictive située dans la région de Schefferville – Wabush – Menihek – Fermont – Labrador City. Si c’est le cas, il est impossible d’avoir une vue sur les monts Torngat, « lieu du diable » en inuktitut, qui sont distants d’environ 550 kilomètres à l’extrémité nord du Québec/Labrador, dans la région de Kativik.
Ensuite sur certaines expressions « françaises »
dans les dialogues entre personnages que l’auteur ou le traducteur aurait eu
intérêt à québéciser :
« Demain matin, vous vous présentez au bureau
de l’administration. 9 heures dernier carat. »
« Vous devez savoir que ça craint aussi... »
« ...soit parce que j’ai la poisse. »
« Il n’avait trouvé qu’une poignée de
crackers... »
De plus, de ce côté-ci de l’Atlantique, on ne
dit pas « dans l’Alberta »,
mais plutôt « en Alberta ». Ni « du creton », mais plutôt « des cretons ». Quant
aux « boulettes de viande en ragoût
et des pieds de cochon », ce mets québécois traditionnel s’appelle « ragoût de boulettes et de pattes de cochon ».
Au Québec on ne parle pas de « commissariat de police » (mentionné
24 fois dans le roman, dont quatre dans les dialogues, mais plutôt de « poste de police ».
Idem pour les repas du matin, du midi et du
soir. Au Québec on déjeune, on dîne et on soupe (petit déjeuner, déjeuner
et dîner sont mentionnés 18 fois, dont
huit dans les dialogues).
Quelques ajustements qui auraient pu être
effectuées dans le texte après vérifications, quitte à ajouter des notes en bas
de page afin de rendre encore plus crédibles la narration et les dialogues
locaux dans le contexte socioculturel où se déroule le récit.
Au Québec, vous pouvez commander et récupérer
votre exemplaire auprès de votre librairie indépendante sur le site leslibraires.ca.
Originalité/Choix du sujet : *****
Qualité littéraire : ****
Intrigue : *****
Psychologie des
personnages : *****
Intérêt/Émotion
ressentie : *****
Appréciation générale
: *****
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