La bombe (Alcante / Bollée / Rodier)


Didier Alcante / Laurent Frédéric Bollée / Denis Rodier. – La bombe. – Grenoble : Glénat, 2020. – 472 pages.

 

Roman graphique

 

 

 

Résumé :

 

 

Le 6 août 1945, une bombe atomique anéantit Hiroshima.

 

Un événement historique et tragique qui mit fin à la guerre et fit entrer l'humanité dans une nouvelle ère.

 

Mais dans quel contexte cette bombe fut-elle créée ? Comment fut prise la décision de la larguer ? Et pourquoi sur Hiroshima ? Quels furent les acteurs majeurs - illustres ou méconnus - de ce drame ? Quels furent les effets de l'explosion? Que vécurent les victimes ?

 

Des mines d'uranium du Katanga jusqu'au Japon, en passant par l'Allemagne, l'Angleterre, la Norvège, l'URSS et les États-Unis; des laboratoires de Los Alamos aux bombardiers du Pacifique, l'incroyable histoire vraie de la bombe atomique !

 

 

Commentaires :

 

« La bombe » est un roman graphique duquel il est impossible de décrocher et que tous devraient lire pour apprendre comment ce projet de fission nucléaire est né dès 1939 jusqu’au largage en 1945 de l’engin létal sur deux villes du Japon.

 

Courez l’emprunter à votre bibliothèque municipale – au besoin, demandez qu’elle en fasse l’acquisition – ou procurez-vous la auprès de votre librairie indépendante.


Cette BD à vous couper le souffle brille par le souci des faits historiques auxquels se sont astreints les scénaristes (Alcante et LF Bollée) et le réalisme des dessins en noir et blanc – choix tout à fait approprié – aux effets dramatiques ressentis de planche en planche, suscités par l’art graphique du Québécois Denis Rodier). Comme cette scène du débarquement allié en Normandie le 6 juin 1944.

 

Il a fallu plus de cinq ans de recherches, de documentation, de création littéraire et artistique, de validation en validation pour livrer aux Éditions Glénat un manuscrit hors du commun traduit dans 18 pays et vendu à plus de 150 000 exemplaires. On y retrouve les principaux protagonistes politiques, scientifiques, militaires de l’époque, incluant la principale intéressée, l’énergie nucléaire, la bombe, narratrice du récit qui trépigne à démontrer sa puissance à l’Humanité.

 

Dans le prologue, après un résumé en quelques images, du « big bang » aux premières recherches sur l’utilisation pacifique de l’uranium, le lecteur fait la connaissance des deux scientifiques dans l’entourage d’Albert Einstein qui joueront un rôle clé dans la fabrication d’une nouvelle arme d’une puissance effroyable : le projet Manhattan :

 

·        le physicien hongrois Leó Szilárd, professeur à la Friedrich-Wilhelms-Universität de Berlin ; en 1933, il gagna précipitamment Londres pour échapper aux persécutions nazies ; il deviendra citoyen américain 10 ans plus tard ; son principal champ de recherche : la réaction nucléaire en chaîne ;


·        le physicien italien Enrico Fermi, ardent défenseur de la physique quantique qui orienta ses recherches vers la physique nucléaire ;  en 1939, il émigra aux États-Unis avec toute sa famille pour échapper aux lois anti juives touchant sa femme ; il est embauché par l'université Columbia où il enseignait avec son collègue Leó Szilárd.

 

Les dernières pages du prologue sont consacrées à l’introduction d’un personnage fictif que les scénaristes ont imaginé : Naoki Morimoto, travailleur à l’usine Toyo Cork Kogyo, à cinq kilomètres du centre d’Hiroshima, qui, en compagnie de ses deux fils, se retrouve bien malgré lui au cœur de cette terrifiante histoire.

 

Au passage, deux cases du prologue nous apprennent l’origine du mot « fascisme » :

 

 

Le récit est ensuite découpé en six chapitres :

 

·        Chap1tre : Avec l’appui d’Albert Einstein, Leó Szilárd souhaite convaincre le président Roosevelt d’acheter la totalité de l’uranium congolais pour la conception d’une bombe atomique. Au même moment, en Angleterre, on s’inquiète d’un projet similaire en Allemagne alors qu’un tel type d’arme intéresse également la Russie et le Japon. L’attaque de Pearl Harbor en décembre 1941 au cours de laquelle Satoshi, le fils de Naoki Morimoto pilote un des bombardiers.

 

·        Chap2tre : Le colonel Groves qui dirigeait le chantier de construction du Pentagone est nommé responsable militaire du projet Manhattan. On apprend l’existence d’une usine allemande de fabrication d’eau lourde en Norvège. Un commando britannique est envoyé sur place avec comme mission de la détruire. L’opération est un échec.

 

·        Chap3tre : Les installations de Los Alamos sont en construction. Le général Groves n’a pas confiance en Leó Szilárd et en un certain Robert Oppenheimer qui vient de se joindre à l’équipe du projet Manhattan. Une deuxième tentative de destruction de l’usine d’eau lourde de Norvège par des bombardiers américains est un échec total. Les relations scientifiques-militaires sont de plus en plus tendues, ces derniers doutant de la fidélité des chercheurs. Quatre mois avant le débarquement en Normandie, le commando britannique réussit à détruire le convoi ferroviaire qui transporte l’eau lourde de Norvège vers l’Allemagne.

 

·        Chap4tre : Franklin Delano Roosevelt est réélu président pour un 4e mandat et choisit Harry Truman comme vice-président. Ce dernier qui tente de connaître le projet Manhattan. Un espion américain informe les autorités russes de l’avancement du projet. Deux cobayes sont sacrifiés pour évaluer les effets du plutonium sur le corps humain. Décès subit de Roosevelt. Truman devient président. Mussolini est fusillé. Hitler se suicide. L’opération Alsos permet d’arrêter le Werner Heisenberg impliqué dans les recherches allemandes sur la bombe. Naoki Morimoto, dans un camp militaire, est emprisonné pour avoir aidé un de ses compatriotes plus âgé qui peine à réaliser les exercices d’entraînement au combat. Le fils Morimoto meurt dans une opération kamikaze ratée sur le navire de guerre américain USS Indianapolis.

 

·        Chap5tre : On s’interroge sur les cibles à atteindre au Japon. Les tests d’injection du plutonium sur des cobayes humains se poursuivent. Leó Szilárd s’oppose au largage de la bombe sur une ville japonaise. Il cherche des appuis pour proposer plutôt de faire une démonstration de la puissance de frappe américaine. Destruction d’une partie de la flotte américaine à Okinawa. En route pour la conférence de Posdam. Truman constate la destruction de Berlin. Premier test d’explosion atomique concluant (essai Trinity) dans la région du désert d'Alamogordo appelée la vallée désertique de Jornada del Muerto (Voyage de l'homme mort) au Nouveau-Mexique.

 

·        Chap6tre : Conférence de Postam. Le USS Indianapolis transporte la bombe de San Francisco à l’île de Guam. Celle-ci est transférée sur une barge qui l’amène à quai. Elle sera embarquée dans un bombardier sur la base américaine de Tinian. Le USS Indianapolis est la cible d’un sous-marin japonais : 879 des 1196 hommes d’équipage sont morts. La bombe est en route pour Hiroshima. Naoki Morimoto qui a finalement été libéré du camp militaire se rend à une banque de Hiroshima pour retirer de l’argent. Il s’assoit sur les marches en attente de son ouverture. La bombe est larguée.... On connaît la suite. Aux États-Unis, tous se réjouissent du résultat obtenu. Au grand dam de Leó Szilárd qui regrette d’avoir contribué à un tel désastre.

Quant à l’épilogue, il met en évidence les dégâts : plus de 200 000 morts rien qu’à Hiroshima. La bombe narratrice fait un bilan :

 

« Je repense à ces personnes qui m’ont accompagné durant tout ce temps... Je les ai parfois considérées comme mes marionnettes dont je tirais les fils »

 

Elle rappelle la fin de carrière et de vie de Robert Openheimer, d’Enrico Fermi, du physicien allemand Werner Heisenberg, des membres du commando du groupe Grouse et Gunnerside, du général Leslie Groves, de Paul Tibbets, pilote du bombardier qui l’a larguée, de Charles B. McVay III, capitaine de l’USS Indianapolis, de Klaus Fuchs, l’espion de Los Alamos, de Ebb Cade et d’Arthur Hubbard, premiers cobayes à avoir testé à leur insu l’impact du plutonium dans le corps humain, de Leó Szilárd, de Naoki Morimoto et l’ombre qu’il a laissé sur les marches d’une banque d’Hiroshima au moment de l’explosion atomique.

 

« Souvenir indélébile fixé à jamais dans la pierre par un processus physico-chimique ».


 

En postface, Didier Alcante raconte comment est né ce projet de roman graphique avec comme objectif de livrer un document de mémoire dont la véracité historique serait incontestable :

 

« Dès le début nous nous sommes dit que le sujet nous imposait une totale rigueur, et ce tant au niveau historique que scientifique. Que ce soient les faits, les dates, les personnages, mais également les lieux, les bâtiments, les véhicules, les uniformes... tout a été vérifié à maintes reprises. Bien sûr, il nous a parfois fallu, pour des raisons narratives, recréer des dialogues, remettre en scène, synthétiser plusieurs réunions en une seule, ce genre de choses. Mais fondamentalement, tout ce que vous venez de lire est authentique ! Dans ce souci de coller au mieux à la réalité, nous avons attendu d'avoir visité Hiroshima (à l'été 2018) avant de nous attaquer aux séquences s'y déroulant. Assister ensemble aux cérémonies commémoratives du 6 août restera certainement, pour chacun de nous, une étape marquante de notre vie d'auteur. Déposer, le soir, une lanterne flottante sur la rivière au pied du dôme, la voir s'éloigner et rejoindre des centaines d'autres, vous submerge d'émotion. »

 


Pour sa part, Denis Rodier décrit sa démarche, affirmant entre autres qu’il a « même créé un leitmotiv circulaire au début de plusieurs scènes (une montre, la palette d'une artiste, une balle de baseball)...

 

 

 

 

... en allant parfois jusqu'à évoquer un champignon d'explosion nucléaire (la fumée d'une cigarette, un jaune d'œuf crevé qui dégouline).

 


Tout cela en guise de ponctuation, de rythme. »

 

Quant à LF Bollée, dans un texte intitulé « Hiroshima mon cheminement », il nous invite à écouter l’hallucinante pièce musicale appelée « Thrène à la mémoire des victimes d’Hiroshima » composée en 1960, par le Polonais Krzysztof Penderecki.

 

En finale, une bibliographie complète le tout en fournissant les références de 34 livres, 6 articles/magazines, 3 bandes dessinées, 18 sites Internet et 3 documentaires qui portent sur le sujet.

 

Pour prolonger l’aventure de « La bombe », trois courtes vidéos sont accessibles à d’un code QR :

 

·        Les créateurs expliquent comment ils ont procédé pour créer et valider le récit : https://youtu.be/l-HOG-7R6uA?si=P78gAJwMQ8VUy7T4

·        Le dessinateur Denis Rodier parle de son travail pour illustrer le récit : https://youtu.be/dvB07JvztV4?si=jWOhoU41zP8c5uLS

·        Les scénaristes nous informent sur les étapes qui ont conduit à la mise en scène cette histoire vraie : https://youtu.be/gzFreoOweF4?si=iqsxBU0Bqq7uBc75

 

 

Didier Swysen (Alcante) est un scénariste belge de bande dessinée. Il a coécrit aux côtés de Jean Van Hamme la série Rani (éd. Le Lombard). Il est aussi le scénariste de plusieurs sagas chez Dupuis (dont la série-concept Pandora Box) et Glénat, au rang desquelles Ars Magna et Lao Wai co-écrit avec L.-F. Bollée. Marqué à jamais par sa visite au mémorial d’Hiroshima lorsqu’il avait onze ans et ayant accumulé une énorme documentation sur le sujet depuis lors, il est à l’origine du projet La Bombe. En 2023, il entame chez Glénat une adaptation du roman historique de Ken Follett, Les Piliers de la Terre (que j’ai beaucoup aimé), prévue en une série ambitieuse de 6 volumes aux côtés de Steven Dupré.


Laurent Frédéric Bollé, originaire d’Orléans, se destine très vite à rejoindre le journalisme et la bande dessinée, au point d’en avoir fait ses deux métiers en parallèle. Depuis quelques années, il se consacre toutefois à son métier de scénariste. Il a déjà publié plus de soixante-dix albums pour les plus grands éditeurs. On lui doit quelques œuvres marquantes telles que Patrick Deware à part ça la vie est belle (avec Maran Hrachyan, 2021), Terra Australis et Terra Doloris (avec Philippe Nicloux, 2013-2015), Deadline (avec Christian Rossi, 2013), tous publiés chez Glénat. Il a également signé XIII Mystery Billy Stockton (avec Steve Cuzor, Dargaud, 2013), Malik Oussekine Contrecoups (avec Jeanne Puchol, Casterman, 2022) et est également le repreneur officiel du personnage de Bruno Brazil depuis 2019 (Le Lombard).

Denis Rodier est un dessinateur originaire de Nominingue au Québec. Il collabore très tôt aux séries les plus populaires d’éditeurs américains comme Marvel et DC Comics. C’est son travail sur la série Superman qui est le plus remarqué, en particulier Death of Superman, lauréate de plusieurs prix. En Europe, on le connaît pour sa série L'Ordre de Dragons avec Jean-Luc Istin, et sa suite, L’Apogée des Dragons avec Corbeyran (éd. Soleil). Chez Glénat il dessine l’album Lénine pour la collection « Ils ont fait l'Histoire ».

 

Au Québec, vous pouvez commander votre exemplaire sur le site leslibraires.ca et le récupérer auprès de votre librairie indépendante.

 

 

Originalité/Choix du sujet : *****

Qualité littéraire et graphique : *****

Intrigue :  *****

Psychologie des personnages :  *****

Intérêt/Émotion ressentie : *****

Appréciation générale : *****


Comment parler des livres que l’on n’a pas lus ? (Pierre Bayard)


Pierre Bayard. – Comment parler des livres que l’on n’a pas lus ? – Paris : Éditions de Minuit, 2007. – 163 pages.

 

 

Essai

 

 

 

Résumé :

 

L'étude des différentes manières de ne pas lire un livre, des situations délicates où l'on se retrouve quand il faut en parler et des moyens à mettre en œuvre pour se sortir d'affaire montre que, contrairement aux idées reçues, il est tout à fait possible d'avoir un échange passionnant à propos d'un livre que l'on n'a pas lu, y compris, et peut-être surtout, avec quelqu'un qui ne l'a pas lu non plus.

 

 

Commentaires :

 

Pour souligner le 400e avis de lecture publié 88 mois jour pour jour depuis l’inauguration de ce blogue le 10 mars 2017, j’ai rédigé les commentaires qui suivent en tenant compte de quelques-unes des recommandations formulées par Pierre Bayard dans son essai au titre provocateur. À vous de juger si j’ai lu cet ouvrage pour vous en parler selon la classification codée qu’il fait des livres qu’il cite et de son ressenti :

 

LI     : livre inconnu

LP    : livre parcouru

LE    : livre évoqué

LO   : livre oublié

++    : avis très positif

     : avis positif

–      : avis négatif

– –   : avis très négatif

 

Dans cet essai teinté d’humour, Pierre Bayard remet en question notre rapport traditionnel à la lecture et à la connaissance littéraire. À travers une série de réflexions subtiles et parfois déconcertantes, l’auteur explore la manière dont nous interagissons avec les livres, que nous les ayons lus, survolés, dont nous ayons entendu parler ou même complètement ignorés.

 

L'un des aspects les plus fascinants de cet ouvrage est la manière dont Pierre Bayard déconstruit la notion de lecture. Il suggère que notre connaissance d'un livre ne se limite pas à sa lecture complète et attentive, mais peut être influencée par des fragments, des discussions, des critiques ou des adaptations. Ainsi, il propose différentes catégories d'ignorance littéraire qui vont de l'ignorance avouée à celle qui se cache derrière une prétendue connaissance.

 

L'approche de l’universitaire est à la fois ludique et profondément analytique. Il utilise des exemples tirés de la littérature classique et contemporaine pour illustrer ses points de vue, ce qui enrichit la lecture et rend ses arguments plus accessibles. Par exemple, il évoque Proust et Borges pour démontrer comment ces auteurs ont joué avec la mémoire, la réinterprétation et la transformation des œuvres littéraires.

 

En remettant en question l'idée que la lecture exhaustive est la seule manière légitime de comprendre un livre, Pierre Bayard pousse le lecteur à réfléchir sur ses propres pratiques de lecture et sur la construction sociale de la culture littéraire. Il explore également les enjeux de la réputation des livres et de leur place dans notre identité intellectuelle collective.

 

« Comment parler des livres que l'on n'a pas lus ? » est un livre qui remet en question nos préjugés sur la lecture et nous invite à reconsidérer la manière dont nous construisons notre rapport aux livres.

 

Après un prologue dans lequel l’auteur justifie sa démarche, le livre se décline en trois parties, chacune d’entre elles subdivisée en quatre chapitres aux sous-titres à l’ancienne qui en résume le propos, comme dans cet exemple : « Où Umberto Eco montre qu’il n’est nullement nécessaire d’avoir eu un livre en main pour en parler dans le détail, à condition d’écouter et de lire ce que les autres lecteurs en disent. »

 

Des manières de ne pas lire :

Les livres que l'on ne connaît pas

Les livres que l'on a parcourus

Les livres dont on a entendu parler

Les livres que l'on a oubliés

 

Des situations de discours :

Dans la vie mondaine

Face à un professeur

Devant l'écrivain

Avec l'être aimé

 

Des conduites à tenir :

Ne pas avoir honte

Imposer ses idées

Inventer les livres

Parler de soi

 

En épilogue, Pierre Bayard conclut en explorant comment le rapport que nous entretenons avec les livres que nous n'avons pas lus peut enrichir notre expérience littéraire. Il propose que notre rapport à la lecture ne devrait pas être défini uniquement par ce que nous avons lu ou pas lu, mais par notre capacité à naviguer et à interpréter les idées, les critiques et les discussions autour des livres. Bayard suggère que la culture littéraire ne se limite pas à la consommation directe des textes, mais à une conversation plus large et plus ouverte sur la littérature.

 

Quelques extraits notés au passage :

 

« Comment ne pas se dire, face au nombre incalculable de livres publiés, que toute entreprise de lecture, même multipliée sur l'ensemble d'une vie, est parfaitement vaine au regard de tous les livres qui demeureront à jamais ignorés ? La lecture est d'abord la non-lecture... »

 

« Le secret de tout bon bibliothécaire est de ne jamais lire, de toute la littérature qui lui est confiée, que les titres et la table des matières. ‘’ Celui qui met le nez dans le contenu est perdu pour la bibliothèque ! [...] Jamais il ne pourra avoir une vue d'ensemble ! ‘’ »

 

« ... la culture est d'abord une affaire d'orientation. Être cultivé, ce n'est pas avoir lu tel ou tel livre, c'est savoir se repérer dans leur ensemble, donc savoir qu'ils forment un ensemble et être en mesure de situer chaque élément par rapport aux autres. »

 

« Être cultivé, c'est être capable de se repérer rapidement dans un livre, et ce repérage n'implique pas de le lire intégralement, bien au contraire. Il serait même possible de dire que plus cette capacité sera grande, et moins il sera nécessaire de lire tel livre en particulier. »

 

« Alors même que je suis en train de lire, je commence à oublier ce que j'ai lu et ce processus est inéluctable, il se prolonge jusqu'au moment où tout se passe comme si je n'avais pas lu le livre et où je rejoins le non-lecteur que j'aurais pu rester si j'avais été mieux avisé. Dire que l'on a lu un livre fait alors surtout figure de métonymie. On n'a jamais lu, d'un livre, qu'une partie plus ou moins grande, et cette partie même est condamnée, à plus ou moins long terme, à la disparition. Plus que de livres ainsi, nous nous entretenons, avec nous-même et les autres, de souvenirs approximatifs, remaniés en fonction des circonstances du temps présent. »

 

En complément de « lecture », je vous suggère l’excellente analyse de Dominique Vaugeois, professeure de littérature française des XXe et XXIe siècles et codirectrice du master Littératures et humanités à l’université Rennes 2 :

 

« Où l’on apprend que le compte-rendu d’un livre (de P. Bayard) est plus important que le livre lui-même. », Acta fabula, vol. 8, n° 2,  Mars-Avril 2007, découpée en quatre thèmes : Totems et tabous ; Cette hypothétique réalité appelée livre ; La communication littéraire ; Transformer la relation aux livres : pour poursuivre la réflexion.

 

 

Pierre Bayard, écrivain, psychanalyste et critique littéraire originaire d’Amiens, est professeur de littérature française à l'université de Paris VIII. Agrégé de lettres et ancien élève de l’École normale supérieure. En 1991, il soutenait une thèse de doctorat en littérature intitulée « Les lectures freudiennes du texte littéraire en France. Problèmes de méthode ». Depuis 1978, il a publié plus de 25 ouvrages à titre individuel et trois collectifs. En 2009, Pierre Bayard était nommé membre senior de l’Institut universitaire de France. En 2021, il fut désigné lauréat du prix Marguerite-Yourcenar décerné par la Société civile des auteurs multimédia pour l'ensemble de son œuvre.

 

Au Québec, vous pouvez commander votre exemplaire sur le site leslibraires.ca et le récupérer auprès de votre librairie indépendante.

 

 

Originalité/Choix du sujet : *****

Qualité littéraire : *****

Intérêt ressenti : *****

Appréciation générale : *****


La mort du toréro (Ed Lacy)


Ed Lacy. – La mort du toréro. – Bourg-sur-Gironde : Éditions du Canoë, 2024. – 250 pages.


 

Polar

 

 

 

 

Résumé :

 

Toussaint Marcus Moore a abandonné toute velléité d'enquête et mène désormais une existence paisible de facteur à New York. Mais lorsque sa compagne tombe enceinte, bouleversant sa vision de la vie et un équilibre financier déjà précaire, il décide de reprendre du service et accepte une mission au Mexique.

 

Lui, le détective privé afro-américain, premier en son genre dans la littérature américaine, se trouve rapidement pris dans un étrange manège : la femme d'un journaliste est persuadée que son mari a été tué par El Indio, un fameux toréro qui n'aurait pas apprécié les articles écrits à son sujet. Déboulonner une idole nationale, un jeu d'enfant pour Toussaint qui va pourtant avoir du fil à retordre avec un compatriote plus que mystérieux, la sensation désagréable d'être suivi où qu'il se trouve, une ancienne copine alcoolique du grand matador et des serpents, sarbacanes et autres embûches venimeuses en tous genres...

 

Grande plongée dans le Mexique tauromachique autant que brillant roman policier, La Mort du toréro confirme le talent pionnier de son auteur et impose Toussaint Marcus Moore comme une figure légendaire du roman de détective américain.

 

 

Commentaires :

 

 

Traduit de l'anglais (américain) dans un français international et préfacé par Roger Martin, « La mort d’un toréro » avait originellement été édité en format poche, en 1964, chez Lodestone Books sous le titre « Moment of Untruth ». Comme nous l’apprend Roger Martin dans une préface qui nous fait découvrir l’univers de Ed Lacy, il s’agissait alors d’un « roman qu’on attendait plus, puisqu’il marque, après plus de cinq ans d’absence, le retour de Toussaint Marcus Moore, le héros de Room to swing (Traquenoir). »

 

Probablement comme un grand nombre d’entre vous, j’ai découvert un auteur engagé qui met en scène « le premier détective privé noir » dans la littérature américaine, un personnage qui « détonne complètement au milieu des dizaines de ses collègues blancs de l’époque. » Un écrivain qui trouvait son inspiration dans des faits divers et des anecdotes au potentiel romanesque prometteur. Ed Lacy a tissé l’intrigue bien ficelée et réaliste de « La mort du toréro » à partir d’informations tirées « d’un documentaire à la télévision sur une série de crimes au Mexique... ».

 

Il en résulte un récit « nerveux et documenté » sur le milieu de la tauromachie et de l’herpétologie (spécialité d’un des personnages), rédigé « avec un souci d’exactitude et d’authenticité » qui ne cannibalise pas l’action. Il est alors passionnant d’accompagner Toussaint, ce géant à peau noire, dans « ses analyses, ses réflexions, ses réactions, dans un pays étranger [le Mexique] où paradoxalement, s’il n’est pas exposé à un racisme exacerbé autant que dans le sien [les États-Unis], il découvre qu’il n’est pas forcément le bienvenu. »

 

« Il y a ici [au Mexique] une sorte de système de castes fondé sur la couleur, les descendants des envahisseurs espagnols, les Blancs, dominant ceux d'ascendance indienne. Naturellement, les Espagnols, en partie Maures bien avant d'avoir entendu parler du Mexique, avaient un teint plus que café au lait. Pas vraiment les salades à la Jésus Christ. Une barrière par le fric : pour la faire courte, peu d'Indiens, ou de métis, ont assez de pognon pour fréquenter des endroits agréables. Pour autant, ils sont corrects. Ironiquement, on nous met dans le même sac que les touristes blanchots et on nous classe dans la catégorie des gringos détestés. En tant que touristes, vous n'avez rien à craindre. Si vous allez jusqu'à Acapulco, vous y trouverez des peaux plus noires : les pirates ont essayé d'importer de nos ancêtres africains comme esclaves mais ça n'a pas marché. »

 

Dans ce roman noir, « les occasions ne manquent pas au héros de se faire l’interprète des opinions de son créateur. » C’est souvent une des caractéristiques de cette littérature de genre, porte-voix de critique sociale ou politique, en abordant des questions on ne peut plus actuelles alors que Toussaint « s’interroge sur le fait d'avoir des enfants dans un monde – déjà – à la dérive, le fossé entre pays hautement développés et pays frappés par la pauvreté et l'analphabétisme, le rôle des sports comme dérivatifs à la colère et à la révolte sociale et même, à une époque où la question n'est posée que par de très rares individualités, la légitimité des corridas. »

 

Mais « La mort du toréro » est avant tout un véritable roman noir : une intrigue à suspense, passablement d’action, de nombreux rebondissements, le tout doublé d’une « formidable mine de réflexion ».

 

L’action se construit peu à peu au gré des dix chapitres desquels il est difficile de décrocher. Le héros cumule les indices qui lui permettront d’élucider le mystère de la mort de ce journaliste et le rôle qu’aurait pu y jouer un certain Cuzo, El Indio, toréro adulé par les aficionados de corridas mexicaines. Ed Lacy consacre d’ailleurs quelques paragraphes (pp. 98 à 100) dans lesquels un des personnages secondaires instruit Toussaint « de toutes les ficelles de la corrida ».

 

À quelques reprises, le traducteur a annoté le texte soit pour faire référence à des expressions utilisées dans la version originale anglaise, soit pour apporter des précisions contextuelles ou sur des personnalités réelles.

 

Quant à la finale surprenante, elle est assortie d’une réflexion inattendue de Toussaint « heureux d'avoir permis pareil dénouement » avec un coupable « mort en héros populaire... au lieu de finir comme un imposteur, une sorte de pantin national », vêtu de « l'habit d'un surhomme » alors que « les gens ne connaîtraient jamais la vérité » .

 

Comme je le fais dans la majorité de mes avis de lecture, j’ai noté un échantillonnage d’extraits qui caractérisent à leur manière le style et les états d’âme de l’auteur :

 

« Qu'importe où l'on se trouve, on finit toujours par tomber sur une poche pleine de fiel, et on ne sait jamais sous quel aspect absurde le fanatisme va se présenter. »

 

« ... quitter les États-Unis est toujours une aventure pour une personne de peau noire. »

 

« Son visage était bosselé autour des yeux, comme du tissu cicatriciel. »

 

« Les touristes des États-Unis s’évitent les uns les autres comme la peste. »

 

« ... il y a certains Nègres prétentieux qui considèrent comme un péché de s'adresser à une autre personne de couleur, même s'ils se rencontrent dans le monde des Blancs. »

 

« À l’étranger, tous les chauffeurs de taxis ressemblent à des pilotes de course frustrés... »

 

« Chez vous, on fait des gorges chaudes de la sieste, mais vous devriez la pratiquer : elle diminue la tension et favorise une vie plus calme et plus longue. »

 

« Plus un pays est pauvre, plus le sport y devient une évasion et plus il prend de l’importance. »

 

« Quel que soit le pays, les Blancs y vivent bien. »

 

« Il était entouré de morveux vêtus d’habits tape-à-l’œil bon marché : les parasites se ressemblent dans le monde entier. »

 

Une mention en pages liminaires : l’éditeur est à la recherche de la fille adoptive de Len Zinberg pour lui verser les redevances sur les ventes : « un compte lui est ouvert dans les livres des Éditions du Canoë ». 

 

Ed Lacy est un des nombreux noms de plume sous lesquels Leonard Zinberg (1911-1968) se cacha pour publier les romans policiers tirés et lus à des dizaines de milliers d’exemplaires. Auteur sous son patronyme de quatre romans et de plus de 200 nouvelles, il a joué avec le feu. Juif, non croyant, communiste, marié à une Noire et père adoptif d’une petite fille noire, elle aussi, il a eu l’inconscience de faire de ses personnages principaux des militants communistes et de publier des articles dans la presse noire. Victime de la Chasse aux sorcières, il reprend son ancien métier de postier qu’il avait exercé entre 1935 et 1940 sans s’arrêter d’écrire des nouvelles qu’il signera Ed Lacy ou Steve April. Abandonnant le roman social et politique, il se lance alors dans le roman noir, genre où se sont illustrés des progressistes comme Dashiell Hammett, Horace McCoy ou Robert Finnegan. Resté fidèle aux valeurs progressistes, il stigmatise dans tous les romans qu’il publie au rythme de deux par an de 1951 à 1968, le racisme, la misogynie institutionnalisée, le culte de la virilité et des armes, la corruption et la violence pour la violence.

 

En 2022, Roger Martin lui a consacré une biographie : Ed Lacy. – Un inconnu nommé Len Zinberg. – Paris : À plus d’un titre, 2022. – 301 pages. Un résumé de cet ouvrage a été publié le 23 mars 2022 sur le site web de la Revue alarmer dans un article signé Olivier Maheo : « Dans la peau d’Ed Lacy. Un inconnu nommé Len Zinberg, un livre de Roger Martin ».

 

 

Merci aux Éditions du Canoë pour le service de presse.

 

Au moment de la publication de ces commentaires, « La mort d’un toréro » n’était malheureusement disponible qu’à partir d’une commande spécifique auprès de votre libraire.

 

 

Originalité/Choix du sujet : *****

Qualité littéraire et de la traduction : *****

Intrigue :  *****

Psychologie des personnages :  *****

Intérêt/Émotion ressentie : *****

Appréciation générale : *****