Welsford (Claude Guilmain)


Claude Guilmain. – Welsford. – Sudbury : Éditions Prise de parole, 2023. – 269 pages.

 

 

Polar

 

 

 

Résumé :

 

« Des ossements ont été découverts sous une piscine à Don Mills. Il se trouve que, dans les années 70, j’habitais en face de la maison où on a déterré le corps. L’inspectrice-chef du Service de police de Toronto m’a invité à me joindre à l’enquête. J’ai accepté.

 

Ça me fait drôle de revenir dans ce quartier. À l’époque, les grandes terres agricoles au nord de Toronto se transformaient à vue d’œil en zones résidentielles. On se promenait en muscle cars [type d'automobiles américaines propulsées par un moteur surdimensionné], on fréquentait les diners et les cinémas de quartier, et les premiers centres commerciaux ouvraient leurs portes. »

 

Roman policier qui a pour toile de fond un phénomène des plus américains, le développement des banlieues dans les années 1970, Welsford ouvre une perspective unique sur Toronto, une métropole où tout est marchandable, même la vérité.

 

 

Commentaires :

 

« De toutes les mères de notre square dans la communauté de Welsford, [elle] était, sans contredit, la plus belle. On allait à la piscine juste pour la voir en bikini jaune prendre un bain de soleil ou, si on avait un peu de chance, la voir sortir de la piscine, son maillot presque transparent sur sa peau ruisselante. D'une beauté frappante, [elle] avait une grande qualité, rare tant chez les hommes que chez les femmes. Elle était authentique. Avec mes amis ou avec leurs parents, elle était toujours spontanée, sincère. Et surtout, elle ne portait pas de jugement. »

 

Voici qui décrit parfaitement la femme en première page de couverture du premier roman policier de Claude Guilmain, qui a remporté le prix Jacques-Mayer 2024 décerné par la Société du roman policier de Saint-Pacôme lors d’un gala où Isabelle Richer, journaliste judiciaire, était l’invitée d’honneur :

 

« Ce premier roman de Claude Guilmain est un souffle d’air frais dans l’univers du polar. Une plongée dans le passé, sur le territoire d’anciennes terres agricoles du nord de Toronto transformées en zones résidentielles camouflant le sordide sous l’eau chlorée des piscines. La description d’une époque révolue relève d’une fine analyse sociologique sans pour autant tomber ni dans la nostalgie ni dans l’iconographie, laissant tout l’espace à des personnages complexes, animé d’une sagacité peu commune, et porteurs d’émotion. L’écriture, simple et vivante, se met au service d’un récit sans temps morts, qui se faufile entre communautés et cultures du grand Toronto, et où on assiste, fascinés, à la révolution industrielle de cette grande ville ontarienne. »

[Genevière Lefebvre, présidente du jury]

 

Olivier Lasser a conçu l’emballage coloré à partir d’un « mixed-media collage « de l’artiste torontoise d’origine montréalaise Josée Duranleau intitulé « Réflexion ». Ce choix contraste avec la noirceur du récit, mais il permet de rassembler toutes les pistes entourant le contexte de l’enquête sur un meurtre commis à Welsford, une banlieue de classe moyenne de Toronto.

 

« ... le dimanche matin, catholiques ou protestants, tout le monde se mettait sur son trente-six pour aller à la messe : complets cravates, manteaux de fourrure (ma mère avait un chapeau de vison qui lui donnait une allure prétentieuse), bijoux, parfums... »

 

Claude Guilmain a imaginé un scénario dans lequel il dévoile progressivement des détails délibérément flous dès les premières pages, incitant le lecteur à les déchiffrer au fur et à mesure :

 

·        Que vient faire ce quatuor d’ados – Chuck, Dutch, Coopersmith et Jim – passionnés de cinéma et qui, en juillet 1969, se retrouvent devant un écran de télé pour assister avec fébrilité au décompte du lancement de la fusée Apollo 11 ?

·        Qui est Franck, cet enquêteur narrateur semi-retraité du service de police de Toronto qui se montre prompt à s’emporter ? Auquel se joignent son collègue, le policier Miloud Benslimane d’origine algérienne et l’inspectrice-chef aux homicides, Joan Bishop.

·        Et Charlie, Ben et Betty Howard, Chezz, Pete dont le père était « directeur des ventes d’une firme américaine », Betty Anderson et son « look d’actrice de cinéma », la famille Martella et François Duchesne ou Duchezney ?

 

Les péripéties dramatiques de « Welsford » sont bien ancrées dans les années 1966, 1969, 1970 et 2019. L’auteur nous fait habilement passer d’une époque à l’autre pour finalement découvrir, avec surprise, qui est responsable. Après quelques rebondissements, il nous explique, dans un chapitre, ce qui s’est vraiment passé en juillet 1969.

 

Tout au long de l’histoire, de nombreuses références temporelles ancrent le récit imaginaire dans une réalité historique :

 

·        la projection du film Easy Rider ;

·        Neil Armstrong le premier homme à mettre le pied sur la Lune ;

·        Franck O’Connor, fondateur de la chocolaterie Laura Secord qui a « légué ses terres aux De La Salle Brothers of the Christian School [Frères des écoles chrétiennes] qui, en1950, avaient érigé, en décalage avec tout le paysage, un important séminaire qui trônerait, au milieu des champs, pendant vingt ans », démoli en mai 1970 dont une illustration graphique que je n’avais pas remarquée est insérée en page liminaire ;

 

 

·        la Connor House et la Maryvale Farm ;

·        Mike Harris, premier ministre conservateur de l’Ontario de 1995 à 2002 et sa « Révolution du bon sens » ;

·        l’Expo 67 ;

·        la visite en 1984 du Pape Jean Paul II à Downsview ;

·        l’Aviation royale canadienne basée à l’aéroport de Downsview « depuis l'entre-deux-guerres » ou « la compagnie de Havilland y avait développé de nombreux projets » ;

·        la conception, « dans les années 50, du « moteur à réaction Orenda pour l'avion de chasse AVRO Arrow » et l’annulation, un certain « Black Friday » de « l'Arrow, l'un des programmes aéronautiques les plus innovateurs au monde à l'époque. Victoire de courte durée du Canada sur les États-Unis, qui nous avaient rapidement forcés à abandonner le projet. En retour, ils nous « offraient » leurs missiles, déjà obsolètes. »

·        Bombardier Aerospace qui gérait l’aéroport depuis des années : « mais la multinationale québécoise était à la croisée des chemins, l’avenir du développement de la C-Series étant encore incertain » ;

·        et les impacts du développement des banlieues dans les années 1970.

 

Et cette omniprésence des cigarettes et la mention d’un briquet « Zippo avec, en relief, le drapeau américain » ayant appartenu au père d’un des personnages qu’un « soldat américain « y a donné quand y était en Corée :


« [...] plonge la main dans son sac, en sort un Zippo, un objet qui me semble étrange dans sa main fine. Je le prends et je passe le pouce sur le motif du drapeau américain. »

 

« Je déchire le bout de l’enveloppe et je laisse glisser le Zippo dans ma main. Je passe le pouce sur le relief du drapeau américain. »

 

« [...] sortit le paquet de sa poche et alluma une cigarette avec son Zippo. »

 

J’avais un doute sur la langue parlée à la québécoise de certains personnages : « Oussé qu’y est passé, lui ? ».

 

Lors d’une conversation sur Messenger, Claude Guillemain m’a confié qu’il y a « très peu de " Franco-ontariens " de souche à Toronto. Les francophones, surtout dans les années 1960, [dont lui] étaient d'origine québécoise. Je suis né sur la rive sud de Montréal, tout comme mon protagoniste, et je parle français comme un Québécois, et anglais comme un anglophone sans accent. Et je sacre allégrement dans les deux langues, parfois dans une même phrase. »

 

Il est impératif de souligner l’interrogatoire en juillet 2019 d’un suspect qui s’étale sur 27 pages : certainement une pièce d’anthologie dans la littérature du crime en terre francophone d’Amérique.

 

Et les deux interventions de l’enquêteur, l’une initiale et l’autre finale, avec le cycliste imprudent qui pédale tout en écoutant de la musique et en envoyant des messages texte, conduisant finalement à un accident impliquant une dizaine de véhicules, causant ainsi la mort d’un motocycliste. Cette situation offre à l’agent de police l’opportunité de satisfaire sa soif de vengeance grâce à la méthode du « lancer du marteau aux Jeux olympiques ».

 

J’ai vraiment apprécié la qualité de l’écriture de l’auteur, comme en témoignent ces exemples :

 

« C'était modeste comme endroit. Quatre booths en bois et une demi-douzaine de tabourets chromés au comptoir y accueillaient quotidiennement une clientèle composée en majorité d'ouvriers de Scarborough qui venaient y luncher. Comme à l'habitude, peu d'achalandage dans le diner ce soir-là. On aurait dit une toile d'Edward Hopper. »

 

« Pendant quelques secondes, c’est l’impasse. L’embouteillage parfait. Personne ne peut avancer ni faire marche arrière. Comme dans un film muet, les passants nous voient tous hurler sans nous entendre. »

 

« Les salles d’attente sont tapissées de gens incapables de passer plus de cinq secondes sans vérifier leur portable. »

 

« Un photographe m'a déjà dit qu'il faut chercher à voir au-delà du cadre quand on regarde une photo. Que ce qui se trouve à l'intérieur du cadre n'est qu'un moment figé dans le temps et que, parfois, le photographe en fait partie. »



« Une quarantaine de kilos en trop, quelques touffes de cheveux blancs, des bajoues churchilliennes et le front plissé comme un
Shar-Peï lui donnaient l’air fatigué d’un homme plus vieux que son âge. »

 


Tout comme dans plusieurs romans policiers, l’écrivain utilise probablement les pensées de son personnage principal pour exprimer ses propres convictions.

 

En ce qui concerne la classe politique :

 

« Je n'aime pas les politiciens. Je ne suis pas plus libéral que conservateur, en principe, mais pour une raison que je ne comprends toujours pas, les plus insignifiants semblent toujours se trouver dans le camp des conservateurs. »

 

« Habile simulateur d’empathie et d’enthousiasme, [il] était devenu, comme tout politicien, un croisement entre un vendeur de chars usagés et un curé. »

 

Sur les responsabilités de la gent masculine :

 

 « ...les hommes peuvent si facilement se dissocier de leurs responsabilités. Leur implication dans le processus de procréation est à certains égards tellement minime qu’ils ont tendance à l’oublier. »

 

Et sur l’aide médicale à mourir :

 

« Ça serait tellement plus digne de rassembler ses proches et de leur dire merci et adieu pendant qu’on a encore toute sa tête. Ben non, y faut être mourant pour avoir le droit à l’aide médicale à mourir. »

 

Un passage m’a fait sourire, me rappelant un souvenir d’enfance que j’ai inclus dans un recueil intitulé « Limoiloustalgie », publié en 2022 :

 

« De la fenêtre, je vois le Don Mills Plaza où mon père se faisait couper les cheveux chez Mario's toutes les deux semaines. J'aimais regarder le barbier passer la lame de son rasoir sur une longue bande de tissu, puis l'aiguiser sur la ceinture de cuir accrochée à sa chaise. J'aimais aller chez le barbier avec mon père. C'était calme, propre, et l'atmosphère, conviviale. J'aimais ça écouter les histoires des clients, les blagues de mononcles. »

 

Claude Guilmain est un auteur de la francophonie canadienne à découvrir, comme probablement plusieurs autres, dont les productions littéraires mériteraient une meilleure diffusion. « Welsford » est un polar à la fois intrigant et captivant, que j’ai dévoré du début à la fin. J’ai eu un grand plaisir à lire ce tourne-page que je vous recommande chaudement.

 

* * * * *

 

Auteur, concepteur, scénographe et metteur en scène, Claude Guilmain est originaire de La Prairie, au Québec. Sa famille déménage en Ontario lorsqu’il a huit ans. En 1969, ils s’installent à Cedar Rapids, aux États-Unis, pour une année, pour ensuite retourner en Ontario où il fréquente l’école secondaire Étienne-Brûlé à Toronto. Par la suite, il entreprend ses études universitaires en anglais au département de théâtre de l’Université d’Ottawa et travaille comme accessoiriste et directeur technique au Centre national des Arts. En 1985, il retourne à Toronto où il amorce une carrière de mise en scène au théâtre anglophone et en effets spéciaux au cinéma et en publicité. Il est cofondateur du Théâtre La Tangente, compagnie de création de Toronto.

 

Claude Guilmain a signé quatre pièces : « L’Égoïste » (1999), « La Passagère (2002), « Requiem pour un trompettiste » (2010), la trilogie « Americandream.ca » (2019 - finaliste aux Prix littéraires du Gouverneur général) et un récit poétique « Comment on dit ça, « t’es mort, en anglais » (2012) créés par le Théâtre la Tangente.

 

Comme cinéaste, il a réalisé plusieurs documentaires pour l’Office national du film du Canada, dont « Sur la corde raide », qui revient sur les raisons du refus canadien d’intervenir en Irak en 2003 aux côtés des États-Unis (lauréat du Prix Gémeaux, Meilleure émission ou série documentaire : histoire et politique 2020 ; finaliste pour le Allan King Award for Excellence in Documentary Directors Guild of Canada).

Il est aussi l’un des créateurs du projet interactif de l’ONF VIMY : « Mémorial vivant – Le pèlerinage numérique » (finaliste, Prix NUMIX 2023 – Production web). Il a également réalisé avec l’ONF trois portraits pour les Prix du Gouverneur général : « La sentinelleFrançoise Faucher » (2010), « Urgence de dire – Brigitte Haentjens » (2017) et « L’art d’écouter – Lynda Hamilton » (2020).

 

 

Merci aux Éditions Prise de parole pour le service de presse.

 

Au Québec, vous pouvez commander votre exemplaire sur le site leslibraires.ca et le récupérer dans votre librairie indépendante.

 

 

Originalité/Choix du sujet : *****

Qualité littéraire : *****

Intrigue :  *****

Psychologie des personnages :  *****

Intérêt/Émotion ressentie :  *****

Appréciation générale : *****

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