La bibliomule de Cordoue (Wilfrid Lupano et Léonard Chemineau)


Wilfrid Lupano et Léonard Chemineau. – La bibliomule de Cordou. – Paris : Dargaud, 2022. – 264 pages.

 


Bande dessinée

 

 


Résumé :

 

Cordoue, fin du Xe siècle.

 

Des descendants survivants de la dynastie omeyyade ont fait de l'émirat d'al-Andalus un califat. Ils ont pour ambition de rivaliser avec Bagdad, où règnent les Abbassides qui ont massacré leurs ancêtres. Deux de ces descendants en particulier, les califes Abd al-Rahmân III et son fils al-Hakam II, ont consacré leur vie à faire de Cordoue le lieu de tous les savoirs et de tous les arts. Ils ont construit des universités gratuites, rassemblé des milliers d'ouvrages, accueilli les savants, développé l'art de la copie en arabe, pour faire de leur capitale le plus grand centre culturel de l'ouest du monde connu. Mais en 976, al-Hakam II meurt subitement des suites d'une attaque cérébrale et son jeune fils Hicham n'a que onze ans...

 

 

Commentaires :

 

Cette fable sur fond politique et social est un vibrant éloge des livres et de la connaissance qu’ils permettent de transmettre. Elle est particulièrement d’actualité à l’ère de la montée de l’intégrisme, du fanatisme religieux, du complotisme et de la diffusion d’informations fallacieuses. Cette bande dessinée a pour thématique les autodafés de centaines de milliers de livres, conséquences des guerres de religions, des confrontations entre les dépositaires du savoir et du pouvoir ou des conquêtes de territoires.

 

La bibliomule de Cordoue est le fruit de cinq années de travail, un projet hors norme imaginé et écrit par Wilfrid Lupano (Vieux fourneaux, Le Singe de Hartpool, Azimut...) et illustré par Léonard Chemineau (Les Amis de Pancho Villa, Julio Popper : Le Dernier Roi de la Terre de Feu, Le Travailleur de la nuit...) avec la collaboration d’une dizaine de coloristes. Wilfrid Lupano a été jusqu'à marcher dans les montagnes avec une mule « pour voir ce que ça fait ! ». Avec comme résultat une histoire  teintée d’humour qui nous tient en haleine dès le début. Et un visuel à scruter dans ses moindres détails.

 

La bibliomule de Cordoue est aussi un beau livre, un bel objet avec sa reliure cartonnée, charnière et tranchefile, son dos rappelant les publications du début du XXe siècle, sa magnifique couverture dorée, ses tranches bleu roi, son signet ficelle et ses pages de garde aux motifs floraux.

 

En introduction, les auteurs ont eu la bonne idée d’insérer une Carte du monde en l’an 976 à laquelle les lecteurs peuvent se référer pour situer géographiquement l’action. La mise en page dynamique et cinématographique à découpage variable contribue à entretenir sans narration le rythme du récit avec de nombreuses chutes dans les dernières vignettes de pages de droite. À noter également le choix des couleurs pour introduire des événements passés, pour les scènes de rêves... Et les portions du récit sans phylactères qui sont aussi éloquentes que celles qui contiennent des dialogues.

 

Cette épopée de sauvetage du plus grand nombre de livres possible de la bibliothèque de Cordoue est campée dans l’al-Andalus (partie de la péninsule ibérique conquise au début du VIIIe siècle par les troupes du califat omeyyade de Damas en Syrie), dans le haut Moyen-âge de l’histoire du bassin méditerranéen. Elle se conclut sur une liste d’autodafés subséquents annonciateurs, telle la destruction mystérieuse de la bibliothèque d’Alexandrie et de celle de Cordoue :

 

« En 1239, le pape Grégoire IX ordonne aux rois de France, d’Espagne et d’Angleterre de confisquer tous les exemplaires du Talmud. »

 

« En 1242, Louis IX fit brûler quatre charrettes de Talmud Place de Grève. »

 

« En 1258, Bagdad fut prise par Hulagu Khan, petit-fils de Gengis Khan, et tous les livres de la bibliothèque de Bagdad furent délibérément jetés dans le Tigre. On dit que l’encre se mêla au sang des 500 000 morts dans les eaux du fleuve. »

 

« Puis ce fut le tour des Corans d’être brûlés lors de la reconquista en Espagne. »

 

« En 1499, Jiménez de Cisneros, archevêque de Tolède, fit brûler publiquement, à Grenade, des milliers de livres arabes. »

 

« À la même époque, au Mexique, le père Zumarraga et l’évêque Landa collectèrent et brûlèrent l’intégralité des codex et documents mayas, car ils étaient ‘’ superstitions et mensonges de démons ’’. Seuls quatre ou cinq codex échappèrent à ce massacre. »

 

« Après la popularisation de l’imprimerie, les destructions de livres ne s’arrêtent pas pour autant. Hier : le Vatican, Hitler, Staline, Mao... Aujourd’hui : Daesh, Boko Haram... »

 

« En 2007, la bibliothèque de Bagdad fut à nouveau entièrement détruite, cette fois par les bombardements américains. »

 

Avec comme constat que « des quelques quatre cent mille ouvrages que contenait la bibliothèque des Califes, un seul a été retrouvé en 1936, à Fez » et une conclusion interrogative : demain, d’où viendra le prochain péril qui menacera le savoir ?

 

La bibliomule de Cordoue rappelle que c’est par les traductions arabes que l’Europe a découvert entre autres la philosophie grecque, les mathématiques et des contes indiens.

 

J’y ai appris que « Lafontaine avait découvert, grâce à Pilpay [écrivain moraliste indien du IIIe siècle av. J.-C. qui serait l'auteur de Pañchatantra, un livre de contes et de fables], des versions arabes des contes indiens tirés d’Ésope, qui les avait lui-même repris de contes perses encore plus anciens. »

 

Que le mathématicien et astronome al-Khuwarizmi a donné son nom à l’algèbre alors que l’encyclopédiste al-Jahiz, dans son livre Kitāb al-Ḥayawān (Le livre des animaux dont il est question dans la BD), « parle du serpent comme d’une ‘’ anguille qui s’est adaptée à la vie hors de l’eau ‘’... mille ans avant Darwin ... lequel n’en savait probablement rien ». Et les auteurs d’ajouter que « sur les six cents pages du manuscrit original de ‘’ L’origine des espèces ‘’ de Darwin, seules quarante-cinq nous sont parvenues. Darwin lui-même les avait conservées parce que ses enfants avaient fait des dessins dessus... » comme le fait un des personnages de la BD sur Le livre des animaux de al-Jahiz.

 

En postface, un texte sur le califat de Cordoue, le savoir et le pouvoir en Islam et à Cordoue et sur les femmes et les esclaves au Xe siècle dans l’Islam occidental rédigé par Pascal Buresi, directeur de recherche au CNRS, permet de comprendre le contexte historique de La bibliomule de Cordoue. À lire avant d’accompagner les trois protagonistes – Tarid un eunuque responsable de la bibliothèque de Cordoue, Lubna une esclave noire copiste de la bibliothèque et Marwan un vagabond aussi mauvais voleur qu'il est un piètre menteur – et leur mule dans leur pérégrination à la fois instructive et amusante dans les montagnes de l’al-Andalus.

 

Au Québec, vous pouvez commander et récupérer votre exemplaire auprès de votre librairie indépendante sur le site leslibraires.ca.

 

 

Originalité/Choix du sujet : *****

Qualité littéraire : *****

Intrigue :  *****

Psychologie des personnages :  *****

Intérêt/Émotion ressentie : *****

Appréciation générale : *****